D... comme dillettanteDécadenceNulle civilisation ne saurait s’éteindre dans une agonie indéfinie ; des tribus rôdent alentour, flairant les relents des cadavres parfumés. (Précis de décomposition) Une nation s’éteint quand elle ne réagit plus aux fanfares ; la décadence est la mort de la trompette. (Syllogismes de l’amertume) La décadence a ses sortilèges : ployant sous les lassitudes historiques, elle tente de supplée par des absurdités au vide de la gloire et par la folie au déclin de la grandeur. (Bréviaire des vaincus) DéchéanceCelui qui veut être plus qu’il n’est, ne manquera pas d’être moins. Au déséquilibre de la tension succédera, à plus ou moins bref délai, celui du relâchement et de l’abandon. Cette symétrie posée, il faut aller plus avant et reconnaître qu’il y a du mystère dans la déchéance. Le déchu n’a rien à voir avec le raté, il évoque plutôt l’idée de quelqu'un frappé surnaturellement, comme si une puissance maléfique se fût acharnée contre lui et eût pris possession de ses facultés. (La chute dans le temps) Le spectacle de la déchéance l’emporte sur celui de la mort : tous les êtres meurent, l’homme seul est appelé à déchoir. Il est en porte-à-faux par rapport à la vie (comme la vie l’est par rapport à la matière). Qu’il arrive à se transfigurer ou à se défigurer, dans les deux cas il se fourvoie. Encore faut-il ajouter que ce fourvoiement, il ne pourrait l’éviter, sans escamoter son destin. (La chute dans le temps) DégoûtPrenez garde au grand dégoût, aux moments putrides, fuyez ceux qui vous ferment les routes de l’être. (Le livre des leurres) Dans l’échelle des créatures, il n’y a que l’homme pour inspirer un dégoût soutenu. La répugnance que fait naître une bête est passagère. (Précis de décomposition) DéicideÊtre appelé déicide est l’insulte la plus flatteuse qu’on puisse adresser à un individu ou à un peuple. (Aveux et anathèmes) Déluge« Après moi le déluge » est la devise inavouée de tout un chacun : si nous admettons que d’autres nous survivent, c'est avec l’espoir qu’ils en seront punis. (De l’inconvénient d’être né) DémocrateTout démocrate est un tyran d’opérette. (Histoire et utopie) DémocratieMerveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent – inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant. (Histoire et utopie) DémographieLa multiplication de nos semblables confine à l’immonde ; le devoir de les aimer, au saugrenu. (Histoire et utopie) Nous respirerions enfin mieux si un beau matin on nous apprenait que la quasi-totalité de nos semblables se sont volatilisés comme par enchantement. (Aveux et anathèmes) DésabusementLe désabusement est l’équilibre du vaincu. (Exercices d’admiration) DésertDésert : le solitaire s’y retire, moins pour agrandir sa solitude et s’enrichir d’absence, que pour faire monter en soi le ton de la mort. (La tentation d’exister) L’Empire craquait, les Barbares se déplaçaient… Que faire, sinon s’évader du siècle ? Heureux temps où l’on avait où fuir, où les espaces solitaires étaient accessibles et accueillants ! Nous avons été dépossédés de tout, même du désert. (De l’inconvénient d’être né) DésespoirTout désespoir est un ultimatum à Dieu. (Le crépuscule des pensées) Le secret de mon adaptation à la vie ? J’ai changé de désespoir comme de chemise. (Syllogismes de l’amertume) DésoeuvréJe suis l’homme le plus désœuvré de Paris. Je ne vois qu’une putain sans client pour en faire moins que moi. (Entretiens) DespotismeLe « despotisme éclairé » : seul régime qui puisse séduire un esprit revenu de tout, incapable d’être complice des révolutions, puisqu’il ne l’est même pas de l’histoire. (De l’inconvénient d’être né) DestinIl n’y a pas de destin sans le sentiment intime d’une condamnation et d’une malédiction. (Le livre des leurres) Mon destin est de m’envelopper dans les scories des civilisations. Comment montrer ma force autrement qu’en résistant au milieu de leur pourriture ? Le rapport entre barbarie est neurasthénie équilibre cette formule. Esthète du crépuscule des cultures, je pose un regard d’orage et de rêves sur les eaux mortes de l’esprit. (De la France) Nous ne saurions assez louer l’Antiquité d’avoir cru que nos destinées étaient inscrites dans les astres, qu’il n’y avait nulle trace d’improvisation ou de hasard dans nos bonheurs ni dans ni nos malheurs. Pour n’avoir su opposer à une si noble « superstition » que les « lois de l’hérédité », notre science s’est disqualifiée à jamais. Nous avions chacun notre étoile ; nous voilà esclaves d’une odieuse chimie. C’est l’ultime dégradation de l’idée de destin. (La chute dans le temps) DétachementSi nous voulons recouvrer notre liberté, il nous revient de déposer le fardeau de la sensation, de ne plus réagir au monde par les sens, de rompre nos liens. Or, toute sensation est lien, le plaisir comme la douleur, la joie comme la tristesse. Seul s’affranchit l’esprit qui, pur de toute accointances avec les êtres ou objets s’exerce à sa vacuité. (La tentation d’exister) Il m’est impossible de savoir si je me prends au sérieux. Le drame du détachement, c'est qu’on ne peut en mesurer le progrès. On avance dans un désert, et on ne sait jamais où on est. (Aveux et anathèmes) DiableQui ne pactise pas avec le diable n’a aucune raison de vivre, car le diable exprime symboliquement la vie mieux que Dieu lui-même. (Sur les cimes du désespoir) J’ai eu beau fréquenter les mystiques, dans mon for intérieur, j’ai toujours été du côté du démon : ne pouvant l’égaler par la puissance, j’ai essayé de le valoir du moins par l’insolence, l’aigreur, l’arbitraire et le caprice. (Exercices d’admiration) Dans Faust, le diable est le serviteur de Dieu. Je me demande si ce n’est pas l’inverse. Car si l’on admet que le démon gouverne le monde, tout s’explique. Par contre, si c'est Dieu qui règne, rien n’est explicable. (Entretiens) DieuJe suis mécontent de tout. Si j’étais élu Dieu, je présenterais aussitôt ma démission ; si le monde se réduisait à moi, si le monde entier était moi, je me briserais en mille morceaux, je volerais en éclats. (Sur les cimes du désespoir) Lorsqu’on parvient à la limite du monologue, aux confins de la solitude, on invente – à défaut d’autre interlocuteur – Dieu, prétexte suprême de dialogue. (Précis de décomposition) Un dieu menace toujours à l’horizon. (Précis de décomposition) Il est bien mort le dieu au nom duquel on ne tue plus. (Précis de décomposition) Sans Dieu, tout est néant ; et Dieu ? Néant suprême. (Syllogismes de l’amertume) Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une aussi satisfaisante. (De l’inconvénient d’être né) Dieu : une maladie dont on se croit guéri parce que plus personne n’en meurt. (De l’inconvénient d’être né) Dieu est, même s’il n’est pas. (De l’inconvénient d’être né) Que faisait Dieu quand il ne faisait rien ? À quoi employait-il, avant la création, ses terribles loisirs ? (La chute dans le temps) Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout, la tâche de l’homme ne sera pas finie. (Aveux et anathèmes) Si je croyais en Dieu, ma fatuité n'aurait pas de bornes : je me promènerais tout nu dans la rue. (Entretiens) Tout dieu officiel est un dieu seul, abandonné aigri. On ne prie avec ferveur que dans les sectes, parmi les minorités persécutées, dans l’obscurité et la frayeur, conditions indispensables au bon exercice de la piété. (Joseph de Maistre. Essai sur la pensée réactionnaire) DillettantismeS’il me fallait renoncer à mon dilettantisme, c'est dans le hurlement que je me spécialiserais. (Syllogismes de l’amertume) DimancheL’univers transformé en après-midi de dimanche… c'est la définition de l’ennui – et la fin de l’univers. (Précis de décomposition) La seule fonction de l’amour est de nous faire endurer les après-midi dominicales, cruelles et incommensurables, qui nous blessent pour le reste de la semaine – et pour l’éternité. (Précis de décomposition) DisparaîtreCe qui est merveilleux, c'est que chaque jour nous apporte une nouvelle raison de disparaître. (Aveux et anathèmes) DostoïevskiJe considère Les Possédés comme le plus grand livre du XIXe siècle. Le plus grand roman aussi en général. Et Dostoïevski comme le plus grand écrivain de tous les temps, le plus profond. (Entretiens) Douceur de vivreLa douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles. (Cahiers 1957-1972) |