Ascension du pic Schrader ou Gran Bachimala (3.174 m)

Accès routier  : De Ainsa, prendre la A 138 qui mène vers la France et le tunnel de Bielsa. À Salinas de Sin, 20 kilomètres avant la frontière, prendre à droite la route qui s’enfonce dans la vallée de Chistau. Elle suit les méandres du rio Cinqueta (ou Zinqueta), affluent majeur de la Cinca. Ignorer les directions Saravillo et Sin, passer le village de Plan puis, à la sortie, au niveau d’un virage en épingle à cheveux planté d’un panneau indiquant la direction de Chistau (terminus de la route), s’engager sur la piste en direction de Viados (itinéraire balisé). Chaussée en médiocre état sur 12 km à l’exception de quelques tronçons empierrés. Après le Campamento (camping) de Virgen Blanca, laisser à gauche la piste qui mène au refuge de Tabernès et prendre celle de droite qui mène à un promontoire qui domine les granges de Viados. Garer le véhicule sur l’aire de stationnement naturelle en bordure de la piste. Départ 1.750 m au refuge de Viados.

Dénivelée  : 1.450 m + 100 m de perte de dénivelée.

Horaire : 7 à 8 h A & R.

Difficulté : Course de caractère alpin en début de saison, franchissement de névés raides et difficilement contournables, nombreux pierriers, crête finale facile mais étroite et aérienne. Crampons, piolet ou alpenstock de rigueur. Pour les pyrénéistes aguerris, une ascension de même type que celle du Batoua, du Lustou, de la punta Suelza ou du pic de Barroude, en plus rude et plus sauvage peut-être. Orages fréquents, autrefois le Bachimala (déformation de Machimala, mauvaise montagne) était connu par les bergers français sous le nom de pic Pétard. L’itinéraire proposé est une légère variante de celui suivi par son conquérant, Franz Schrader. Alors qu’il était parti de la cabane d’El Clot ou de la Basa, abri de berger situé au-dessus de Viados, rive gauche du rio Cinqueta, dont il avait suivi les méandres jusqu’au collado du Signal de Viados, nous partirons directement du refuge de Viados.

Cartographie : Carte de randonnées N°23 au 1 : 50.000e (Aneto-Posets) de Rando Éditions. Carte N°5 au 1 : 40.000e des Editions Pirineo nantie d'un livret explicatif (Bielsa Bal de Chistau).

Bibliographie : Franz Schrader : Pyrénées Courses et ascensions (Éditions Pyrémonde, 2011). Henry Russell : Souvenirs d’un montagnard (Éditions Pyrémonde, 2003). Louis Audoubert : Les plus beaux sommets des Pyrénées (Éditions Milan, 1998).

Derrière le refuge, on trouve un panneau signalant les itinéraires du secteur, refuge de Tabernès, Senal de Viados et Bachimala. Pour ce dernier, on est invité à emprunter un vieux sentier de chasseurs qui, après un passage escarpé dans la rocaille, grimpe en lacets dans un bosquet de pins à crochets, de rhododendrons et d’épineux. On tourne peu à peu le dos aux granges de Viados et à la vallée d’Anes Cruzes, qui mène au port de Chistau, pour suivre un sentier à flanc.

Sur une butte gazonnée, on laisse à gauche l'itinéraire du refuge de Tabernés (panneau) pour continuer direction Nord, à nouveau en sous-bois. On émerge dans les pâturages vers 2.000 m. Le ciel est vaguement menaçant, une lumière voilée tombe sur les Posets et les Eriste. Vus de Viados, les Posets en imposent, cela est clair, ils nous toisent de plus de 1.600 m et offrent l’aspect d’un dinosaure fossilisé que de gigantesques forces métamorphiques auraient tourmenté puis abandonné durant des millions d’années à la furia des éléments. D’amples plissements violacés nous font imaginer les traitements subis par le mastodonte.

Après la traversée d’une piste utilisée par les bergers, on se rapproche de la crête herbeuse que l’on atteint à la cabane de Sarrau (2.050 m), admirablement située face au massif du Cotiella, qui émerge doucement des brumes. Auprès du refuge, on trouve sans difficulté un bon sentier, légèrement à droite du dôme, qui va nous emmener sans coup férir au Signal de Viados, repère incontournable de la course. On progresse sur les montagnes russes de la croupe, les cairns abondent, l’espace et la lumière se déploient sans entraves. Les amoureux des open spaces et des field trips apprécieront. Ici, on oublie les paysages sans relief, les boulevards tracés au cordeau, les poubelles malodorantes, les squares sans âme, les décors urbains d’où la nature a été à jamais bannie. « En vérité, prétendait Russell, il n’y a de laid dans la nature que ce que l’homme a profané, défiguré et défloré. »

On surplombe à gauche le vallon de Cinqueta de la Pez, trop profond pour en voir le fond ; à droite celui d’Anes Cruces se dissimule derrière une croupe secondaire, celle de la Gatera ou d'el Oriels, où on discerne une grande bergerie au toit d’ardoise et son enclos (pleta de las vacas). La pente s’amenuise tandis que l’itinéraire s'infléchit progressivement au Nord-Est. On navigue encadré de Titans, de Goliaths, de Gargantuas et autres Brobdingnagiens. Derrière nous, le massif de la Cotiella, les puntas Suelza et Fulsa ; à gauche, Ordissetou, Batoua et Lustou ; à droite, Posets, Forqueta et Eriste ; face à nous l’impressionnante Punta del Sabre masque notre cible, enveloppée de nuées évanescentes.

Le sentier vient buter sur l’échine rocheuse du Signal de Viados (2.601 m), belvédère apprécié des touristes mais où il n'est pas opportun d'aller. Suivre le fil de la crête plutôt que les sentes à droite en contrebas et, au niveau d’un cairn, bifurquer à gauche pour changer de versant. Poursuivre sur la sente qui traverse une zone d'éboulis jusqu’au collado de Signal de Viados ou paso de la Gatera (2.538 m) occupé par un muret de pierres sèches encore enserré dans les glaces en ce début juillet 2013. On récupère ici l’itinéraire de Schrader.

De ce col, ne pas remonter la crête qui mène à la Punta del Sabre (à moins qu’elle ne figure au programme), s’orienter à gauche hors sentier et hors cairn à travers une zone de gravillons schisteux ravinée par la fonte des neiges et les glissements de terrain (alpenstock ou piolet utile).

La traversée d’un névé pentu (sortir les crampons) nous amène à la base d’une immense combe jonchée de blocs erratiques, et encombrée de plusieurs névés. On remonte le talweg de ce vallon en intégralité, à l’écart des puissantes murailles de la Punta del Sabre.

En haut de la combe, ne pas suivre la sente qui mène au cirque nommé sur la carte Heleros del Bachimala occupé par un grand névé, un lac glacé et un chaos de décombres. On s’aperçoit vite que l’on se fourvoie dans ce dédale en hémicycle et on doit revenir sur ses pas pour récupérer, au bord de la combe, une sente de niveau qui file à gauche vers une ensellure balisée de cairns effilés. Erreur d’aiguillage qui nous remet en mémoire la réflexion, ô combien pertinente !, de Gaston Rebuffat : « À une époque où tout est de plus en plus planifié, programmé, organisé, pouvoir se perdre sera bientôt un délice et un luxe exceptionnels. » En montagne, nul n’est à l’abri d’un égarement, surtout en absence de visibilité, cela fait partie des impondérables inhérents à ce type de course. En la circonstance mieux vaut garder son self-control, ne pas hésiter à rebrousser et à se fier à son sens de l’observation. Une boussole trouve là sa nécessité. Quand on songe que Schrader et Russell se sont frayé un chemin jusqu’au Bachimala sans l’aide de cartes et en l’absence de traces, on ne peut que leur tirer chapeau bas. Combien d’entre nous seraient capables, comme eux, de naviguer à l’instinct vers un but incertain ?

Mieux marqué, le sentier contourne la dorsale Ouest du pic, à flanc dans un premier temps, puis franchit deux névés à la langue bien pendue et difficilement contournables (crampons de nouveau). En fin de saison, ces névés cèdent la place à des pierriers, à peine plus accueillants. On débouche dans un vaste no man’s land où s'entassent des monceaux de pierres pulvérisées par la foudre. Les monticules forment une succession d’éminences, un vallonnement infini de caillasse concassée. La sente, nette dans ce désert d’ardoise, effectue une grande courbe, direction Est.

Au terme d’une progression laborieuse, on parvient dans une vasque suspendue au Sud-Ouest du Bachimala. Au passage, on repère sur une butte à droite la grande tourelle édifiée selon Russell par les géodésiens (Corabœuf ?), c'est-à-dire avant la conquête de Schrader.

Le ciel s’assombrit brusquement, le vent brasse des brumes charbonneuses, l’atmosphère se charge d’électricité. On se félicite d’avoir emporté deux gourdes, l’air est une véritable fournaise.

Au niveau d’un cairn, on se dirige vers le large dôme sommital en filant une trace entre pierraille et névés résiduels. Les cairns se font de plus en plus rares, puis disparaissent. Par bonne visibilité, l’orientation ne pose pas problème. La crête dentelée du Bachimala se profile à l’Est, et se laisse aisément prendre en écharpe. La dégradation météorologique se confirme, ciel gris fer, nuages plombés, coups de vent subits, abat d'éclairs sur les cimes environnantes.

Au moment où nous prenons pied sur la crête, une pluie fine se met à tomber, puis une averse de grésil, et enfin des grêlons de la taille d’un dé à coudre. En un clin d’œil, la bruine nous enveloppe, la température chute de 15°C. Visibilité, dix à quinze mètres. Moment de doute et d’appréhension. La pluie redouble d’intensité. Par chance, le tonnerre s’abstient d’en rajouter. Nous ne sommes pas parvenus si près du but pour faire demi-tour à la première ondée, et nous nous sommes promis d’installer un fanion tibétain estampillé de mantras au sommet en hommage à Schrader, qu’on ne louera jamais assez pour les connaissances géographiques et géologiques qu’il a apporté à l’étude des Pyrénées, pour ses admirables dessins, réalisés à main levée pour la plupart, et enfin pour son immense respect envers la nature – un des pivots du bouddhisme. « Qui sait, écrivait-il en 1913, scandalisé par la déforestation et les dévastations outrancières commises par l’homme, si un jour ne viendra pas où l’homme retrouvera le respect de la nature ? Il suffirait de la laisser en paix pendant deux ou trois générations pour qu’elle panse elle-même ses plaies et retrouve sa complète beauté. De plusieurs côtés on y songe, depuis que la détérioration du monde entier est devenue évidente, et menaçante. Que tout effort en ce sens, d’où qu’il vienne, soit le bienvenu ; le succès ne sera plus douteux. »

La dernière partie de la crête réclame un minimum de vigilance, a fortiori lorsque les rochers disloqués sont détrempés et glissants. La cime est plutôt exiguë. Un vulgaire terre-plein sans cachet. Aucune tourelle, aucune stèle commémorative. Le panorama se réduit à sa plus simple expression : un rideau de fumée !!! Schrader eut plus de chance. « Le ciel est d’une pureté complète, nota-t-il, l’air absolument calme, et je puis demeurer quatre heures à effectuer mes relevés à l’orographe et à photographier le panorama. On devine ce que je pourrais dire de la beauté de cette vue, j’aime mieux la laisser deviner. » Nul doute que l’âme de ce grand pyrénéiste a survécu et qu’elle plane en ces lieux.

Dès que nous avons rejoint la tourelle des géodésiens, om mani padme hum, le brouillard se dissipe, le soleil darde ses rayons à travers les amas nuageux, nous laissant admirer la structure élégante d’une montagne qui compte parmi les plus secrètes des Pyrénées.

Historique

Durant l’été 1878, Franz Schrader effectue une fructueuse campagne de visées dans les Pyrénées : après être monté aux Eriste, il parvient à fouler la cime du Bachimala, terme d’une quête qui aura duré presque cinq ans. Lui qui avait découvert le cirque de Barrosa l’année précédente, ajoute à la liste de ses exploits une prise de choix : celle du pic Tonnerre ou pic Pétard, du Bachimala (ou Batchimala) ou Grand Bachimala, on se dispute sur son appellation, tant versant français qu’espagnol. Son existence même est sujette à caution. Les cartes en vigueur l’ignorent royalement. Les gens du pays sont catégoriques, en dehors des Gourgs-Blancs et du Perdiguero, il n’existe pas d’autres pics de ce calibre dans la cordillère d’Oô et de Clarabide. Pourtant Schrader n’a pas la berlue, il a bel et bien vu, du Mont-Perdu, de la Munia, des cimes de Bielsa, « un grand pic, très isolé, au milieu d’un chaos de montagnes secondaires, qui doit approcher les 3.200 m. ». Le comte Russell est le seul à y croire, lui-même avait mentionné le pic élancé du Batchimale dans son guide Les grandes ascensions (1866), à qui il avait attribué l’altitude de 2.980 m. Une de ses courses l’avait mené au port de la Pez, d’où il avait clairement distingué un signal géodésique (entendez une tourelle), construite sur une de ses dorsales, à l’altitude 2.600 m.

Schrader contacte le capitaine Prudent, qui finit par se remémorer les travaux des ingénieurs géographes Pierre Peytier et Paul-Michel Hossard (section occidentale), Jean-Baptiste Corabœuf et Jean-Jacques Testu (section centrale et orientale) qui triangulèrent les Pyrénées de 1825 à 1827, mission qui les conduisit à gravir dans des conditions épouvantables les grands sommets belvédères (Palas, Balaïtous, Troumouse, Montcalm...). « À une époque, écrit Russell à ce sujet, où l’art des ascensions venait de naître, où l’amour-propre ne jouait aucun rôle, où il fallait chercher sa voie en tâtonnant, en louvoyant dans le brouillard, les précipices et l’inconnu, sans cartes, sans guides sérieux, et sans piolets, il y avait là vraiment de l’héroïsme, le mot n’est pas trop fort. » Un demi-siècle plus tard, les travaux des géographes sont tombés aux oubliettes. Le capitaine Prudent finit par dénicher un document montrant que Corabœuf a triangulé un "pic Pétard" coté 3.177 m, au Nord du col de Chistau.
Conforté dans son idée, Schrader engage le 11 août le guide Henri Passet pour s’en rendre maître. Celui-ci se demande s’il ne l’a pas gravi par hasard, ce pic Pétard, en 1876 avec M. Lacotte-Minard. Attendu que l’ascension s’est déroulée dans la bruine, il ne peut certifier qu’il s’agit du même pic (le pic de la Pez ?).

Le lendemain, Schrader et son binôme l’entreprennent de la cabane d’El Clot ou de la Basa, abri de berger situé au-dessus de Viados, rive gauche du rio Cinquetta de Añes Cruzes. Ils franchissent le Paso de la Gatera ou collado du Signal de Viados, contournent l’échine sud-occidentale, prennent pied sur la crête après avoir escaladé une cheminée, poursuivent sans encombre jusqu’à la cime. Aucune pyramide, aucun cairn, aucune bouteille, Henri Passet admet n’être jamais venu là, les géographes ne sont pas montés ici, c'est donc bien une "première". La mini plate-forme sommitale est jonchée de débris schisteux, labourée par les coups de foudre. Pas de doute, le Pétard porte bien son nom. Pas pour longtemps, il sera baptisé Pic Schrader par Henri Béraldi trois ans plus tard. Sur sa lancée, Schrader s’offrira le Posets, le Nethou et le lointain Ballibierna, par la taillante dite du Paso del Caballo, s'il vous plait.

Un mois plus tard, Russell décide d’aller rendre visite à cette montagne mystérieuse, récemment conquise par un ami cher. Il est accompagné de Célestin Passet et du chasseur Vincent Grassy. Partis d’Arreau, ils remontent la scabreuse gorge de Clarabide dans un brouillard livide. Défilé ainsi décrit par Russell : « Il ne faut cesser de répéter qu’un montagnard de première force ne pourrait seul s’en tirer sans un excellent guide, même avec carte et boussole. Dans le brouillard, tout le monde pourrait s’y perdre, la moindre glissade vous précipiterait à gauche de quatre à cinq cents mètres dans le torrent. La gorge monte au S.-S.-E., étroite et formidable, étranglée entre des pics dont les flancs se redressent çà et là presque à la verticale. ». Les trois hommes trouvent refuge au pied du pic Pétard dans une cahute miteuse. La nuit est troublée par les meuglements lugubres d’une vache blessée et les allées et venues d’un rat. Bonjour l’ambiance.

Au lever du jour, les draperies nuageuses se dissipent, un ciel immaculé étire l’horizon. Au port d’Aygues-Tortes (2.683 m), ils attaquent l’arête orientée Ouest-Nord-Ouest, cueillent au passage la Punta del Sabre (3.136 m), redescendent versant Sud où ils croisent un isard albinos puis achèvent l’ascension via un couloir d’éboulis jaunâtres. Au sommet, ils trouvent la tourelle élevée par Schrader et Henri Passet. Descente et bivouac sous les étoiles à 2.400 m dans le Barranco de Bachimala. Une nuit si sereine que Russell ne résiste pas au plaisir de flamber un punch : « J’allumais mon punch en me demandant ce que penseraient des ours, ou même des hommes, qui auraient aperçu tout-à-coup au haut des Pyrénées et à dix heures du soir la flamme fantasque et bleue de mon esprit de vin s’agitant comme un feu follet sur les tombeaux ? Entre ses reflets livides et ceux de la pleine lune, qui promenaient sur les montagnes des lueurs d’Apocalypse, je devais ressembler à Méphistophélès. »