Historique
Le Bisaurin, qui domine de 1.700 m la sauvage vallée d’Hecho à l’Ouest et de 1.500 m celle d’Aragüés au Sud, est le plus haut sommet occidental de la chaîne pyrénéenne et constitue un belvédère de choix pour qui veut observer la région ou effectuer des visées. Bien que son altitude soit relativement modeste, il est le premier sommet espagnol jamais gravi dont on ait retenu le nom du vainqueur, en l’occurrence le cartographe Vicente de Heredia en 1790. Avant la Révolution, une commission du Service de Géographie chargea des officiers militaires de délimiter le tracé de la frontière franco-espagnole. De 1786 à 1791, Reinhart Junker (versant français) et Heredia (versant espagnol) parcoururent la chaîne de l’Océan à la Méditerranée, édifièrent des tourelles sur nombre de sommets et consignèrent leurs observations afin d’établir ou de rectifier la cartographie de la région. Heredia se distinguera en "stationnant" sur des éminences majeures du Haut-Aragon. Junker parachèvera ses travaux en 1795 avec la Carte des frontières des Pyrénées depuis la vallée de Barèges jusqu’à l’Océan où figure le versant ibérique.
En 1810, Vincent de Chausenque avait aperçu du Somport deux belles têtes chauves, l’Aspe et le "Bernère" et manifesté le désir de les approcher. Aucun guide n’avait accepté de l'y mener. On était alors en pleine guerre d’Espagne, la bande transfrontalière était si peu sûre qu’on trouvait ça et là des cadavres au fond des gargantas.
Durant plus d’un demi-siècle, le massif d’Aspe (del Boso ou de la Garganta pour les Espagnols) et, plus à l’Ouest, celui du Bisaurin, vont conserver leur anonymat et leur mystère. Ils sont réputés d’accès long et difficile, pauvres en hébergement et en voies de communication. Lors d’une course réalisée en 1865, Russell fit une description saisissante de la vallée d’Aspe : « Cabanes abandonnées. Un imposant chaos. Régions affreuses, dont la solitude et la tristesse glace l’âme : l’eau seule remue et console par son murmure : il y a en a partout. Au fond, trois grands pics noirs ou rouges, zébrés de neige ayant l’air de malfaiteurs. »
Lors de sa campagne de 1871, Russell monte avec le guide Camy des Eaux-Bonnes à l’Escarpu (ou pic de Sesques) en vallée d’Ossau où il est fort impressionné au Sud-Ouest par « un austère, babylonien, énorme cylindre de marbre, une forteresse où la neige se dessine en assises ». Difficile d’évaluer sa hauteur en raison de son isolement mais quelle allure ! Comme le Batoua, il ressemble à « un lion qui menace l’Atlantique ». Il se renseigne, personne dans la vallée ne connaît son nom exact ni son altitude, ni ne sait s’il a déjà été gravi. Certains villageois le nomment la montagne de Bernère. Les Espagnols l’appellent tantôt Bisouri tantôt Visaurin.
Quatre ans plus tard, décidé à s’en emparer quel que soit son nom et son élévation, Russell remonte la vallée d’Aspe, engage à Urdos le chasseur Gil Narcisse – qui s’embarque avec son garçon de douze ans –, quitte les Forges d’Abel, où il fait provision d’un excellent vin espagnol. Montée dans la forêt d'Espalunguère à la fraîcheur bienvenue, alors qu’une chaleur tropicale plombe la région. Russell et ses compagnons franchissent le Pas de l’Échelle, atteignent le lac d’Estaëns, sur les rives duquel un troupeau de moutons de plus de 4.000 têtes prend ses aises. Un accord local prévoyait que le lac serait français une fois tous les cinq ans ; en 1875, c'est le cas et ce sont des bergers français qui occupent les cabanes. Russell échange quelques mots avec les bergers puis passe la soirée sous la coupole du ciel, étendu à même une pelouse aussi chaude et moelleuse que de la ouate. En pleine nuit, réveil en fanfare, l’approche d’un ours effraie les ovidés, les hurlements des bergers, les aboiements des chiens se révèlent insuffisants pour le tenir à distance et les bergers demandent à Russell (qui voyage armé en Espagne depuis son aventure au Cotiella) de tirer des coups de pistolet, ce qu’il fait volontiers. Impossible de se rendormir, le jour se lève.
Avec l’aube revient la canicule, et Russell décide de conclure dans la journée. Escorté du guide et du gamin, il passe le ravin de Trinxera, remonte la sauvage vallée de Sarrios, d’où il aperçoit la flèche aiguë de l’Anayet (dont il avait fait la conquête l’été précédent), et débouche dans le cirque de la Bernera, « hippodrome aussi vert que Longchamp ou le parc Monceaux, uni comme la glace, borné au Sud par des murailles neigeuses. » La beauté du site lui avait été vantée par le préfet Auribeau et des amis chasseurs qui venaient y installer leur camp de safari, passaient plusieurs jours sous tente dans un confort digne des satrapes orientaux. Au fond du cirque, il oblique à l’Ouest, se dirige vers le grand cône calciné du Bisaurin qui le toise encore de trois ou quatre cents mètres. La pente s’accentue. Une heure plus tard, le Bisaurin est gravi par un pyrénéiste. Mission accomplie. Et le visiteur est comblé : « C'est un très singulier pays, on y rêve à l’Atlas et à l’Abyssinie, malgré les névés éternels qui brillent à son front. » Au sommet, vue doublement superbe puisque le Bisaurin domine toutes les montagnes environnantes et qu’entre la mer et lui, éloignée de cent vingt kilomètres, aucune sommité d’importance ne se dresse, hormis le pic d’Anie. Après plusieurs nuits passées dans les montagnes d’Aspe, Russell regagne la France par Panticosa où il est pris pour un carliste et… emprisonné plusieurs heures avant d’être relâché. Mésaventure qui lui fait regretter de n’être pas resté plus longtemps en pleine nature. « Pas de bonheur sans liberté ! », s’écrie-t-il. |