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L’ami Ben n’a jamais fait de "3.000". Il est monté au Canigou mais même de Vernet, il ne fait jamais que 2.784 m. Quand on débarque de Hollande, on n’est guère entraîné à gravir les montagnes, et 1.100 m de dénivelée, n'est-ce pas fort de café pour une mise en jambes ? |
La météo prévoit du beau temps mais, pour l’heure, force est de constater que les bancs de brume occultent une grande partie du décor. Nos sacs bouclés, on reprend la piste fermée par une chaîne puis on bifurque aussitôt à gauche pour emprunter le sentier qui mène aux Lagos de la Munia ou de Lalarri (panneau indicateur). |
Après avoir dépassé la bouillonnante cascade de Petramula, on s’élève en pente douce vers le Nord à travers des pâturages déserts, rive droite du barranco del Clot de los Gavachos. Par moments, une nappe de brouillard nous engloutit, on ne voit pas à vingt mètres. Heureusement, le chemin est bien tracé, et bordé de touffes de gentianes, d’asphodèles, d’iris, de renoncules, d’arnicas et de rhododendrons. Les croupes herbeuses se succèdent, visible au Nord la cime de la Robiñera semble plus rébarbative qu’elle ne l’est en réalité. Ben a peine à croire qu’on puisse monter là-haut à la seule force du jarret. Une éclaircie se profile. On tourne le dos à la sierra des Tres Marias et de la Suca et à celle des Très Sorores, dont nous sépare la vallée de Pineta. Le Perdido, le Soum de Ramond et la Punta de Las Olas émergent des vapeurs matinales alors que la crête dentelée des puissantes Sucas les défie d’y trouver un point d’ancrage. Superbe contraste. |
Un passage rocheux nous dépose au collado de las Puertas (2.540 m), au pied des pics de Chinipro (ou Chinipri). Au Nord s’ouvre un vallon occupé par les lagos de la Munia ou ou de Lalarri. Nous y reviendrons. |
À ce niveau, on abandonne la sente qui y mène pour prendre celle de droite qui contourne un éperon par l’Est. Zone jonchée de blocs erratiques et de rocailles dont on s’éloigne pour franchir plusieurs cascatelles et névés résiduels. |
On arrive enfin au pied de la grande vasque de décombres qui tapisse la face Sud-Est de la Robiñera. Une bande d’isards détale à notre approche, nous laissant le champ libre. |
Ne reste qu’à enfiler les lacets qui serpentent dans la caillasse. Le soleil vient à propos nimber ce milieu minéral d’une patine cuivrée, donnant aux cailloux l’allure de scarabées sacrés. La Robiñera était jadis appelée Las Louseras (Les Ardoises) par les chasseurs de la région ; non sans raison, c’est un formidable amoncellement de débris de toutes tailles et de toute nature, un champ de ruines schisteuses dont la pente ne cesse de se redresser. |
La sente s’efface pour être remplacée par un balisage cairné plus ou moins fiable. À mesure qu’on prend de l’altitude, se détache la silhouette délabrée de l’antécime Sud (2.983 m), qu’on atteint par une cheminée facile. |
Reste l’échine de la bête à parcourir. Elle doit faire une petite centaine de mètres et plusieurs brèches l’entaillent. On passe tantôt versant occidental tantôt versant oriental, tantôt sur le fil. Rien de scabreux, si ce n’est le rocher qui se désagrège de peur. Accotements non stabilisés. Je rassure Ben. Elle n’offre aucune difficulté au randonneur aguerri. De la rigolade. Ce à quoi il me rétorque qu’il ne se considère nullement aguerri. Pour avoir le dernier mot, je garde le silence. Il m’emboite le pas. |
Au milieu de la crête s’ouvre une fenêtre sur le Pène Blanque (ou Peña Blanca), le Gabiétou, le Marboré et une vue aérienne sur les lagos de la Munia, encore nappés de glaces en ce début de saison. |
Un dernier dôme et on touche au tas de cailloux empilés au sommet. Les nuées évanescentes qui enveloppent la cime ne nous empêchent pas de jouir d’un panorama somptueux : outre la Munia, dont la massive silhouette occupe le fond d’écran, vue imprenable sur le Pène Blanque, l’Argualas, le Garmo Negro, les pics d’Enfer, les massifs du Cotiella et des Posets, les Puntas Suelza et Fulsa, le Batoua, le Lustou, le Vignemale, le Marboré, le Mont-Perdu et leurs satellites. Pour un peu, on se sentirait pousser des ailes. |
Ben est comblé, il empoche son premier "3.000", l’altimètre le confirme. Il a, comme l’Axel du Voyage au centre de la terre, pris sa leçon d’abîme. |
De retour au collado de las Puertas, on aurait tort de se priver de pousser au fond du vallon de la Munia, envers de celui de Troumouse. Les lagos encore gelés fin juin, les névés qui drapent les flancs de la Peña Blanca et de la Munia, les voiles de brumes qui tardent à se dissiper confèrent une atmosphère intemporelle à ce sanctuaire miraculeusement préservé. |
« Combien de voyageurs connaissent ce coin superbe ? consigna Schrader en découvrant le site. Dix peut-être ; et il en est ainsi presque partout dans les grandes Pyrénées, où les hautes régions ont le malheur d’être peu visibles d’en bas. » |
Historique La Robiñera dérive du mot robinet, lui-même tiré du patois robin qui au Moyen-Âge signifiait bête à corne – en général un ovin. Effectivement, vue de l’Hospital de Parzan, la Robiñera ressemble à un bélier s’avançant tête baissée vers la Munia, sa supérieure hiérarchique. Au cours des années 1874-1878, le géographe Franz Schrader, entreprit plusieurs campagnes dans le Haut-Aragon afin de travailler à sa carte au 100.000e, qui venait compléter et rectifier la carte de Charles Packe parue en 1869 dans l’Annuaire du C.A.F. Après être monté le 10 juillet 1877 à la Munia avec Célestin Passet et le porteur Victor Chapelle, Schrader descendit aux lagos de la Munia et envisageait de grimper au Louseras pour y effectuer des relevés, mais l’arrivée de nuages menaçants le fit rebrousser chemin non loin de la cime… que le comte Russell, toujours à l’affût, se chargea de mettre sous ses bottes l’année suivante. Parti d’Héas avec Célestin Passet le 13 août 1878, ce dernier parvient au col de la Munia en 3 h 30, descendit vers les lagos Munia qu’il laissa sur sa droite, contourna les abrupts sur des pentes raides puis remonte le rampaillou (forte pente de cailloux, coupe-pattes) que nous avons nous-mêmes suivi, atteignirent le sommet 1 h 30 plus tard. La cime était jonchée de fleurs et, une fois n’est pas coutume, Russell prit le temps d’herboriser : armeria alpina, linaria alpina, saxifraga bryoide, saxifraga groënlandica. « Ce dernier mot, commenta-t-il, était bien en rapport avec notre entourage, et le climat de ces hauteurs. À l’Est, au fond d’un gouffre, se déroulait un beau glacier, à crevasses larges et parallèles. D’affreuses ténèbres y régnaient. À l’O.-S.-O., miroitaient ceux du Mont-Perdu, et tout autour de nous, il faisait froid et gris. Les pentes étaient aussi glaciales et silencieuses que l’air. Notre solitude devint complète lorsque nous eûmes fait fuir à l’Est, dans les abîmes du cirque de Barrosa, une gracieuse colonie d’isards qui, pendant quelques secondes, nous avaient accompagnés du haut d’une sorte d’aiguille, en ayant l’air de se demander si nous étions méchants. Quel étonnement, quelle joie cause toujours l’apparition d’un être vivant dans ce royaume de l’épouvante et de la mort, où les plantes mêmes ne poussent qu’en grelottant, et où la glace devient l’état normal de l’eau ! » Au retour, la nuit les surprit au port Vieil (2.630 m), et il fallut l’admirable instinct de Célestin pour retrouver le chemin du cirque d’Estaubé, où ils dormirent à belle étoile. |