AINSI PARLAIT ANTOINE DE RIVAROL

(1753– 1801)

Celui-là est toujours libre qui fait, quoique forcé, les choses dont il a besoin, comme un valet sert pour vivre ; mais celui-là est esclave, qui est contraint de faire ce dont il n’a nul besoin.

Avant-propos

Certaines maximes de Rivarol sont passées à la postérité, elles font les beaux jours des anthologies de citations, sont reprises par les penseurs, les journalistes et autres beaux esprits qui se piquent de philosophie ; les humoristes s’en inspirent parfois. Leur auteur, dont le nom est rarement cité, traîne derrière lui la réputation d’un libertin fin de siècle se pavanant dans un salon huppé en émaillant ses propos de sentences vipérines. Image trompeuse, le cabotin masque une âme inquiète, un esprit qui doute et se cherche, un cœur qui reçoit dix flèches avant d’en décocher une. « Le sort posthume de Rivarol semble de n’être jamais pris au sérieux, lui qui a toujours raison, écrit Jean Dutourd. Il a trop d’esprit, et cela rend méfiants les historiens, qui jugent sans doute qu’on ne peut être à la fois brillant et véridique. »


Pour Voltaire, c'est « le Français par excellence. », un maître de l’escrime verbale, Sainte-Beuve voit en lui « la réaction de défense d’un esprit cultivé contre les puissances niveleuses dont la montée l’effraye », ses adversaires nous présentent sa statue au Musée de Cire de l’Ancien Régime, les compilateurs aiment tracer un parallèle entre ses écrits et ceux de ses contemporains Chamfort et Joubert, qui connurent un destin à maints égards similaire au sien. À l’origine de la controverse, la place de Rivarol parmi les avocats de la royauté, avant, pendant et après la Révolution. Son camp choisi, la vieille France, il lui restera fidèle, même s’il est de ceux qui, à la suite de Montesquieu, n’aurait pas vu d’un mauvais œil s’établir en France une monarchie constitutionnelle, analogue à celle de l’Angleterre.


De condition modeste, Antoine Rivarol quitte son Languedoc natal en 1776 pour monter à Paris. Il a alors vingt-trois ans et aspire à entamer une carrière littéraire, au grand dam de sa famille qui le destinait à la prêtrise. Sans ressources mais doté d’une physionomie aimable, de manières distinguées, d’une volubilité qui subjugue l’auditoire, il s’introduit dans les salons influents, participe activement à la vie mondaine. Après avoir récupéré la particule de ses ancêtres, le comte de Rivarol fréquente la Cour, côtoie les grands qui les premiers feront les frais de son art de la répartie. Il publie quelques opuscules à l’humour corrosif qui lui attirent autant d’admirateurs que de détracteurs, est présenté à d’Alembert, Buffon, Diderot et Chamfort. Voltaire l’invite à Ferney, où il entreprend une traduction de l’Enfer de Dante qu’il mettra cinq ans à achever. En 1784, son panégyrique de la langue française, De l’universalité de la langue française confirme ses dons littéraires. Rivarol est au sommet de sa gloire, son discours est couronné du premier prix de l’Académie de Berlin, Louis XVI lui sert une pension, son nom est connu par toutes les sommités intellectuelles d’Europe. « La gloire n’est que fumée, j’en conviens, déclare-t-il à qui veut l’entendre, mais l’homme n’est que poussière. »


Vénéré encore de nos jours par les francophiles, l’auteur a entretenu toute sa vie une relation amoureuse avec la langue française au point que travailler à son dictionnaire lui donnait l’impression de disséquer sa maîtresse. La linguistique générale et comparée ne cesseront de l’inspirer : une dizaine d’essais et de traités sur l’origine, l’évolution et l’histoire des langues, une théorie grammaticale, une ébauche de dictionnaire des synonymes, auxquels il faut ajouter une multitude d’esquisses et de fragments épars.


Après le Petit almanach de nos grands hommes (1788), pamphlet contre les écrivaillons infatués d’eux-mêmes, Rivarol entre en politique avec le Dictionnaire des grands hommes de la Révolution (1790), qui stigmatise les acteurs de la Révolution. Comme Chamfort, Joseph de Maistre, Restif de la Bretonne, Louis de Bonald, Maine de Biran et Benjamin Constant, on le trouve aux premières loges pour assister à une révolution qu’il avait largement anticipée et dont il analysera l’évolution jusqu’aux Journées d’Octobre. Son témoignage in vivo sur la chute de la Royauté et l’avènement du Consulat, sa réflexion sur l’histoire et la politique passent pour annoncer les interrogations de Tocqueville, Renan et Taine. C'est une société en crise que dépeint Rivarol, des personnages capturés sur le vif lors d’une convulsion historique de grande magnitude. Le roi n’est qu’un marbre lézardé, la noblesse se décompose moralement, le clergé est moribond, la bourgeoisie humiliée soulève le peuple opprimé contre le pouvoir royal. Le sismographe s’affole. Des savants et des philosophes vient la lumière, mais qui à Versailles en cette fin de XVIIIe siècle en capte les rayons ?

Exilé en 1792, Rivarol ne remettra de sa vie les pieds en France et en resta inconsolable. Mais où qu’il ait porté ses pas, son cœur demeura fidèle à la langue française, sa vraie terre d’élection – et l’un de plus ses étincelants artisans. Sans sa nature indolente, sa tendance à la dispersion, il aurait pu prétendre à de plus hautes destinées littéraires, à briller du même feu que ses maîtres Montesquieu, Condillac, Fontenelle et Voltaire. Il n’a légué à la postérité qu’une œuvre en lambeaux, des textes courts, des discours, des dictionnaires, statues abandonnées par le ciseau.


Dans La tentation d’exister, titre qui pourrait illustrer la carrière de notre auteur, Cioran affirme : « seuls subsistent d’une œuvre deux ou trois moments : des éclairs dans du fatras. Tout mot est un mot de trop. » Rivarol s’est convaincu très tôt de la justesse de cette assertion, il a usé des mots mais n’en a point abusé ; ainsi qu’il sied à un orfèvre de la langue, il a les choisis et manipulés avec déférence, les a alliés afin de donner tout son éclat à sa pensée. Son biographe allemand Karl-Eugen Gass dira, non sans raison, de lui qu’il est l’aboutissement du Siècle des Lumières. Et Jünger d’abonder : « Le caractère original de cet esprit se trouve dans la formulation des pensées et leur exquise concision. Elles sont parfois éblouissantes, parfois convaincantes par leur laconisme, comme le mouvement d’un danseur qui, un bref instant, entre en scène pour montrer une figure insurpassable. »


Concédons-le, c'est le moraliste, le traqueur de vérités humaines, trop humaines, le virtuose du style ramassé et du touché-coulé qui nous a plus particulièrement séduit chez Rivarol. Destinées à un public de grain supérieur, ses meilleures maximes sont ciselées dans une langue ayant atteint son plus haut degré de perfection, beaucoup donnent la mesure de l’esprit français à son apogée. Habile à la métaphore, il va au plus court, torsade sa phrase avec élégance autour du verbe, lui donne, selon le beau mot d’Ernst Jünger, un caractère de médaille. L’esprit du lecteur, nullement dérouté par la virtuosité, s’illumine instantanément. Ce qui n’est pas lumineux n’est pas français.

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MAXIMES, SENTENCES & APHORISMES

Académie

Il y a des chemins connus pour accéder à l’Académie, mais on n’en connaît pas pour échapper au Musée.

Aimer

Celui qui pour aimer cherche une rose, n'est sûrement qu'un papillon.

Amitié

Les ronces couvrent le chemin de l’amitié quand on n’y passe pas souvent.

Amour

L’amour naquit entre deux êtres qui se demandaient le même plaisir.

Par une fatalité malheureuse, ce sont les hommes qui aiment le mieux qui savent le moins bien parler d’amour.

Le goût des nouveautés tue l’amour. Il faut, pour être amoureux, aimer toutes les femmes dans une seule.

Art(s)

L’Art doit se donner un but qui recule sans cesse et mettre l’infini entre lui et son modèle.

Avare

Qui se dit riche doit être libéral sous peine d’être insupportable. Aussi le véritable avare, qui ne veut rien donner, se dit toujours pauvre.

Barbare

Les empires les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les nations, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces.

Bilboquet

J’avoue en mon particulier que j’estime autant celui qui n’a fait en sa vie qu’un bilboquet d’ivoire, que Phidias élevant son Jupiter Olympien, ou Pigalle sculptant le maréchal de Saxe. In tenui labor.

Bonheur

Le bonheur est rare à tous les étages de l’édifice, plus rare au salon qu’à l’échoppe.

Ce qu’il y a d’horrible en ce monde, c'est que nous cherchions avec une égale ardeur à nous rendre heureux et à empêcher les autres de l’être.

But

Un homme ne va jamais plus loin que lorsqu’il ignore où il va.

Quand on se propose un but, le temps au lieu d’augmenter, diminue.

Le malheur de l’homme est de prendre souvent des moyens pour des buts, que dis-je !, de se croire lui-même but.

Cassandre

Quiconque a raison vingt-quatre heures avant le commun des mortels passe pour fou pendant vingt-quatre heures.

Chat

Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à nous.

Chef-d’œuvre

Ce siècle est si fou, si rapidement emporté dans la sphère de ses frivolités, qu’il lui passe sous les yeux deux ou trois mille chefs-d’œuvre par an, sans qu’il en soit averti.

Cœur

L’esprit malin et le cœur bon, voilà la meilleure espèce d’homme.

Comprendre

On passe la moitié de la vie à retenir sans comprendre, et l’autre moitié à comprendre sans retenir.

Corps politique

Le corps politique est comme un arbre : à mesure qu’il s’élève, il a autant besoin du ciel que de la terre.

Devoir

C'est quelquefois bien pénible de faire son devoir mais cela ne l’est jamais autant que de ne pas l’avoir fait.

Dictionnaire

On dirait qu’il y a dans les dictionnaires certains mots usés qui attendent qu’il paraisse un grand écrivain pour reprendre toute leur énergie.

Dieu

Il est plus sûr que nous avons fait Dieu, qu’il n’est sûr que Dieu nous a faits.

Dieu est la plus haute mesure de notre incapacité : l'univers, l'espace lui-même, ne sont pas si inaccessibles.

Dieu est toujours prêt de l’ignorant, tandis qu’il recule sans cesse devant le philosophe, qui de jour en jour le place plus loin et plus haut dans la nature et ne l’appelle à lui qu’en dernière extrémité.

Il me faut, comme à l’univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de l’anarchie de mes idées !… Son idée délivre notre esprit de ses longs tourments, et notre cœur de sa vaste solitude.

Divinité

L’être qui pense a dû naturellement tomber à genoux devant la plus haute de ses pensées.

Éducation

L’enfant exerce d’abord sa volonté sur tout ce qui l’environne : si on lui cède en tout, il devient tyran ; si on lui résiste en tout, il devient esclave : point de milieu. Mais une éducation dirigée avec quelque bon sens le conduit aux idées de liberté et de vertu, état raisonné où il n’aurait su parvenir seul.

Élever (s’)

Tout homme qui s’élève, s’isole. Et je comparerais volontiers la hiérarchie des esprits à une pyramide.

Éloquence

Quand on dit ce que tout le monde et désire, on est toujours vivement applaudi. La véritable éloquence consiste à s’opposer au torrent des idées et des passions populaires.

Erreur

Les philosophes n’ont négligé aucune des routes de l’erreur, expliquant tantôt des apparences par des réalités, et tantôt des réalités par des apparences. Cicéron avait remarqué qu’il n’y avait rien de si absurde qui n’eût déjà été défendu par un philosophe.

Espérance

L’espérance est le remède actuel des maux à venir.

Esprit

Il y a dans le monde une foule de gens qui ont de l’esprit et qui manquent du talent de l’expression. Je ne dis pas que les grands esprits et les grands talents ne soient également rares. Mais généralement il y a plus d’esprit que de talent en ce monde.

Estomac

L’estomac est le sol où germe la pensée.

État

Tout État, si j’ose dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses racines au ciel.

Étonner

Rien n’étonne, quand tout étonne : c'est l’état des enfants.

Faire

C'est sans doute un terrible avantage que de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser.

Fidélité

L’amour qui vit dans les orages, et croît souvent au sein des perfidies, ne résiste pas toujours au calme de la fidélité.

Finances publiques

Quand une vaste monarchie prend une certaine pente, il faudrait d’abord s’arrêter sur les dépenses de toutes sortes, parce qu’en tout il vaut mieux dépendre de soi que des autres, et qu’un roi économe est toujours le maître de ses sujets et l’arbitre de ses voisins ; un roi débiteur n’est qu’un esclave, qui n’a ni puissance au-dedans, ni influence au-dehors.

Fortune

Il y a des gens qui n’ont de leur fortune que la crainte de la perdre.

On a de la fortune sans bonheur comme on a une femme sans amour.

Les mêmes moyens qui rendent un homme propre à faire fortune l’empêchent d’en jouir.

Il faut avoir l’appétit du pauvre pour jouir de la fortune du riche, et l’esprit d’un particulier pour en jouir comme un roi.

Si la pauvreté fait gémir l’homme, il bâille dans l’opulence. Quand la fortune nous exempte du travail, la nature nous accable de temps.

Génie

Si le talent empêche de tomber, le génie empêche de ramper.

Le génie des idées est le comble de l’esprit, le génie des expressions est celui du talent.

Les petits esprits triomphent des fautes des grands génies, comme les hiboux se réjouissent d’une éclipse de soleil.

Gens du monde

Ce qui fait que les gens du monde sont à la fois médiocres et fins, c'est qu’ils s’occupent beaucoup des personnes et fort peu des consciences ; c'est le contraire des hommes d’un ordre plus élevé.

Les gens du monde emploient mieux leurs loisirs que leur temps ; les pauvres n’ont pas de loisirs.

Gloire

La gloire n’est que fumée, j’en conviens, mais l’homme n’est que poussière.

Grandeur

Songez que ce grand est sujet à toutes vos petites passions : timide ou insolent, avare ou faux, comme vous. Où réside donc cette grandeur ? Chez vous, et non chez lui. La grandeur d’un homme, comme sa réputation, vit et respire sur les lèvres d’autrui.

Grands hommes

Les esprits extraordinaires tiennent compte des choses communes et familières, et les esprits communs n’aiment et ne cherchent que les choses extraordinaires.

Les hommes rangent sur la même ligne ceux dont ils se font une grande idée, ceux qui leur donnent de grandes idées, et ceux qui ont accompli de grandes choses ou présidé à de grands événements.

L’histoire se charge d’arracher les grands hommes à l’oubli, ce tyran muet et cruel qui suit la gloire de près, et dévore à ses yeux ses plus chers favoris.

Hommes

Tous les hommes, sans exception, présentent deux aspects ; l’un par lequel ils se ressemblent, et l’autre par lequel ils diffèrent. Or, c'est ce que les hommes ont de commun qui est important ; ce qu’ils ont de différent est peu de chose ; car ils sont en commun le miracle de la vie et de la pensée, et ils ne diffèrent que par des nuances très fines d’organisation et d’éducation.

Humanité

Le genre humain est toujours supérieur à quelque grand homme que ce soit ; chez les animaux, l’individu est toujours égal à l’espèce.

Idées

La nature donne des idées à l’esprit, le talent donne l’éclat de la vie aux idées ; l’esprit a besoin d’idées, et les idées de talent. Le monde est plein de gens d’esprit qui manquent de talent, et d’idées qui ne demandent qu’à être bien exprimées.

Les idées font le tour du monde : elles roulent de langue en langue, de siècles en siècles, de vers en prose.

Imagination

Il est plus facile à l’imagination de se composer un enfer avec la douleur qu’un paradis avec le plaisir.

Imitateurs

Quand un homme, sorti d’une longue retraite, se révèle tout à coup au public dans un ouvrage où il a donné une grande puissance à son inspiration, la foule des imitateurs se presse autour de lui : ils se font lierre parce qu’il s’est fait chêne.

Immortalité

Les femmes trop occupées du moment, des intrigues du jour composant leur destin, songent moins que nous à l’immortalité.

Inculture

Moins un homme a lu, plus il croit les livres dangereux, et plus il est tenté de mettre tout le monde à son régime.

Indulgence

En général, l’indulgence pour ceux qu’on connaît bien est plus rare que la pitié pour ceux qu’on connaît mal.

Infirmités

Les infirmités du corps ne demandent que nos soins ; celles de l’esprit exigent notre pitié.

Innocence

Dans les grandes villes, l’innocence est le dernier repas du vice.

Langue

La langue est un instrument dont il ne faut pas faire crier les ressorts.

Les langues sont les vraies médailles de l’histoire.

Langue française

Ce qui distingue notre langue, c'est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action. Voilà la logique naturelle à tous les hommes, voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier ; c'est pourquoi tous les peuples, plus impérieusement gouvernés par les sensations que la raison, abandonnèrent l’ordre direct et recoururent à l’inversion. Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison. C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue : ce qui n’est pas clair n’est pas français.

Dégagée de tous les protocoles que la bassesse invente pour la vanité et le pouvoir, la langue française est faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges, et puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est pas la langue française, c'est la langue humaine.

Lenteur

La rapidité est sublime, la lenteur majestueuse.

Liberté

Les Français ont mis la liberté avant la sûreté. Cependant l’homme quitte les bois, où la liberté l’emporte sur la sûreté, pour arriver dans les villes, où la sûreté l’emporte sur la liberté.

Voltaire a dit : Plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres. Ses successeurs ont dit au peuple que plus il serait libre, plus il serait éclairé ; ce qui a tout perdu.

Littérature

Les gens de goût sont les hauts-justiciers de la littérature.

Livre(s)

La plupart des livres d’à présent ont l’air d’avoir été faits en un jour avec des livres lus la veille.

Un livre qu’on soutient est un libre qui tombe.

Paris est la ville du monde où on ignore le mieux la valeur, et souvent l’existence d’une foule de livres : il faut avoir vécu en province ou à la campagne, pour avoir beaucoup lu. À Paris, l’esprit se soutient et s’agrandit dans la rapide sphère des événements et des conversations ; en province, il ne subsiste que de lectures : aussi faut-il choisir les hommes dans la capitale, et ses livres en province.

Lumières

Quand le peuple est plus éclairé que le trône, il est bien près d’une révolution. C'est ce qui arriva en 1789, où le trône se trouva éclipsé au milieu des Lumières.

Malheur à qui remue le fond d’une Nation, il n’est point de siècle de lumières pour la populace.

Malheurs

Il en est des malheurs comme des vices dont on rougi d’autant moins qu’on les partage avec plus de monde. L’émigration m’a prouvé, et l’infortune y était au comble, que les malheureux tiraient toute leur consolation de leur nombre.

Mariage

Je ne suis ni Jupiter, ni Socrate, et j’ai trouvé dans ma maison Junon et Xanthippe.

Masses

Les masses ont toujours un air de noblesse qui se perd dans les détails.

Médecin

Je lis toujours avec fruit Hippocrate, Boerhaave, et Bordeu. J’ai toujours aimé les médecins : comme ils ont affaire à la matière vivante, ils sont, par le spectacle des causes finales, toujours plus près de la difficulté.

Mémoire

La mémoire est toujours aux ordres du cœur.

La mémoire se contente de tapisser en drapeaux, l’imagination s’entoure de tentures des Gobelins.

Mirabeau

Mirabeau était l’homme qui ressemblait le plus à sa réputation : il était affreux.

Montesquieu

Voilà mon homme ! c'est vraiment le seul que je puisse lire aujourd'hui. Toute autre lecture languit auprès de celle d’un si ferme et si lumineux génie, et je n’ouvre jamais l’Esprit des lois que je n’y puise ou de nouvelles idées, ou de hautes leçons de style.

Mots

Les mots ont cessé d’être les gardiens de l’intelligence.

Nation

Les vrais représentants d’une Nation ne sont pas ceux qui font sa volonté du moment, mais ceux qui interprètent et suivent sa volonté éternelle : cette volonté qui ne diffère jamais de sa gloire et de son bonheur.

Nobles

Les nobles sont des monnaies plus ou moins anciennes dont le temps a fait des médailles.

Noblesse

Les rois de France, en vendant les titres de noblesse, n’ont pas songé à vendre avec le temps, qui manque toujours aux parvenus.

Opinion(s)

Les opinions, les théories, les systèmes passent tour à tour sur la meule du temps, qui leur donne tout d’abord du tranchant et de l’éclat, et finit par les user.

Il faut attaquer l’opinion avec ses armes : on ne tire pas des coups de fusil aux idées.

Or

L’or est le souverain des souverains.

L’or, semblable au soleil qui fond la cire et durcit la boue, développe les grandes âmes et rétrécit les mauvais cœurs.

Ordre

On mènera toujours les peuples avec ces deux mots : ordre et liberté : mais l’ordre vise au despotisme et la liberté à l’anarchie. Fatigués du despotisme, les hommes crient à la liberté ; froissés par l’anarchie, ils crient à l’ordre. L’espèce humaine est comme l’océan, sujette au reflux : elle se balance entre deux rivages qu’elle cherche et fuit tour à tour, en les couvrant de ses débris.

Orgueil

L’orgueil est toujours plus près du suicide que du repentir.

Ouvrage

L’homme n’est jamais qu’à la circonférence de ses ouvrages : la nature est à la fois au centre et à la circonférence des siens.

Paresse

La paresse n’est dans certains esprits que le dégoût de la vie ; dans d’autres, c’en est le mépris.

C’est un terrible avantage de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser.

La paresse ne peut se passer de travail : on ne se repose voluptueusement que si l'on a pu se fatiguer.

Paris

Paris ressemble à une fille de joie qui s’agrandit par la ceinture.

Parole

La parole est le vêtement de la pensée, l’expression en est l’armature.

Perdre (se)

On se perd souvent pour vouloir aller plus loin que ses espérances.

Peuple(s)

Un peuple sans territoire et sans religion périrait comme Antée suspendu entre le ciel et la terre.

Il est deux vérités en ce monde qu’il ne faut pas séparer : 1. Que la souveraineté réside dans le peuple. 2. Que le peuple ne doit jamais l’exercer.

Il y a des temps où le gouvernement perd la confiance du peuple, mais je n’en connais pas où le gouvernement puisse se fier au peuple.

Philosophe

Le vrai philosophe est celui qui se place, par le seul effort de la raison, au point où le commun des hommes n’arrive que par le bienfait du temps.

Les philosophes sont plus anatomistes que médecins : ils dissèquent et ne guérissent pas.

Il y aura toujours deux mondes soumis aux spéculations des philosophes : celui de leur imagination, où tout est vraisemblable mais rien n'est vrai, et celui de la nature où tout est vrai sans que rien paraisse vraisemblable

Pièges

Les pièges et les filets sont bien anciens, et pourtant les poissons et les oiseaux s’y laissent toujours prendre.

Pleurs

On ne pleure jamais tant que dans l'âge des espérances ; quand on n'a plus d'espoir, on voit tout d'un oeil sec, et le calme naît de l'impuissance.

Plagiat

En littérature, le vol ne se justifie que par l’assassinat.

Le génie égorge ceux qu'il pille.

Poésie

On ne saurait entourer l’art des vers de trop de remparts et d’obstacles, afin qu’il n’y ait que ceux qui ont des ailes qui puissent les franchir.

Politique

La politique est comme le sphinx de la fable : elle dévore tous ceux qui n’expliquent pas ses énigmes.

La politique est tout, elle envahit tout, rempli tout, attire tout : il n’y a plus de pensées, d’intérêt et de passions que là. Si un écrivain a quelque conscience de son talent, s’il aspire à redresser ou à dominer son siècle, en un mot, s’il veut saisir le sceptre de la pensée, il ne peut et ne doit écrire que sur la politique. Quand une révolution ébranle les colonnes du monde, comment s’occuper d’autre chose ?

Le génie, en politique, consiste non à créer, mais à conserver ; non à changer, mais à fixer ; il consiste enfin à suppléer aux vérités par des maximes : car ce n’est pas la meilleure loi qui est la bonne mais la plus fixe.

Polyglottie

Leibniz cherchait une langue universelle, et nous l’établissions [le français] autour de lui. Ce grand homme sentait que la multitude des langues était fatale au génie, et prenait trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop de vêtements à sa pensée ; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues, et après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne.

Précocité

Il y a des hommes si précoces qu’ils naissent ce que les autres deviennent.

Présence d’esprit

Il n’y a rien de si absent que la présence d’esprit.

Progrès

Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé.

Propreté

La propreté embellit l’opulence et déguise la misère.

Proportions

Notre sensibilité pour tout ce qui respire et souffre est sujette à la loi des proportions. On paraît moins inhumain en écrasant un insecte qu’en tuant un oiseau, un animal à sang blanc qu’un animal à sang rouge, et nous engloutissons une huître vivante sans horreur.

Proverbe(s)

Les proverbes sont le fruit de l’expérience de tous les peuples, et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules.

Ragots

Sur dix personnes qui parlent de nous, neuf en disent du mal, et la seule personne qui en dit du bien le dit mal.

Raison

La raison se compose de vérités qu’il faut dire et de vérités qu’il faut taire.

La raison est assise sur le rivage : ses propos sont perdus pour ceux qui sont en pleine mer ; elle ne recueille que les naufragés.

Raisonnement

D’idées vraies en idées vraies et de clartés en clartés, le raisonnement ne peut arriver qu’à l’erreur.

Religion

Il ne s’agit pas de savoir si une religion est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, mais si elle est nécessaire.

Un peu de philosophie écarte de la religion, beaucoup y ramène.

La philosophie ne répond que des individus, mais la religion répond des masses.

S’il y avait une religion vraie, elle serait unique sur la terre, comme l’est la géométrie.

Il n’y a qu’une religion sur terre comme il n’y a qu’un seul métal appelé argent ; mais chaque nation le marque à son coin, ce qui fait les différentes monnaies. Il en est de même des langues qui diffèrent entre elles, quoiqu’il n’y ait qu’une parole. Comment appliquer la mesure de fixité aux religions et aux langues ? Comment trouver leur côté universel ?

Ce n’est pas pour attaquer une religion qu’il faut de l’esprit mais pour la fonder et la maintenir.

Religiosité

Il y a dans le cœur humain une fibre religieuse qu’on ne peut extirper ; et voilà pourquoi d’un bout de la terre à l’autre on nous inocule si facilement une religion.

Repos

L’amour du repos a formé plus d’un sage.

République

Dans une République, le peuple donne sa faveur, jamais sa confiance.

Résolution

Il y a quelquefois de la résolution à ne rien résoudre.

Révolter (se)

Se révolter contre les maux inévitables et souffrir ceux qu’on peut éviter, grand signe de faiblesse. Que dire d’un homme qui s’impatiente contre le mauvais temps et qui souffre patiemment une injure ?

Révolution

Révolution vient du mot revolvere, qui signifie mettre sens dessus dessous.

Il faut plutôt, pour opérer une révolution, une certaine masse de bêtise d’une part qu’une certaine dose de lumière de l’autre.

Révolution française

Quand un gouvernement a été assez mauvais pour susciter l’insurrection, assez faible pour ne pas l’arrêter, l’insurrection est alors de droit comme la maladie, car la maladie est la dernière ressource de la nature ; mais on n’a jamais dit que la maladie fût un devoir de l’homme.

Roi

Il en est de la personne des rois comme des statues des dieux : les premiers coups portent sur le dieu même, les derniers ne tombent que sur du marbre défiguré.

Sélection naturelle

Ce monde est un grand banquet où la nature convie tous les êtres vivants, à condition que les convives se mangent entre eux.

Les lois de la nature sont admirables, mais elles écrasent beaucoup d’insectes dans leurs rouages.

Sentiment

Point de contact ou lien de l’esprit et de la matière ; source de plaisir et de douleur ; base d’évidence, de certitude et de toute conviction ; effet ou cause ; principe ou résultat, le sentiment, quelle que soit sa nature, est le premier en ordre, et le plus grand de tous les dons que Dieu ait fait de ses créatures : sans lui, l’animal ne serait que machine, la vie ne serait que mouvement.

Silence

Le silence n’a jamais trahi personne.

Simplicité

Il y a quelque chose de plus haut que l’orgueil, et de plus noble que la vanité, c'est la modestie ; et plus rare encore que la modestie, la simplicité.

Sots

Il ne faut pas des sots aux gens d’esprit, comme il faut des dupes aux fripons.

Les sots devraient avoir pour les gens d’esprit une méfiance égale au mépris que ceux-ci ont pour eux.

Se souvenir

Le plus grand malheur qui puisse arriver aux particuliers comme aux peuples, c'est de trop se souvenir de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils ne peuvent plus être.

Style

Le style est tout ; a dit Buffon ; miroir et mesure des idées, c'est sur lui qu’on nous juge.

C'est la précision de l’idée qu’il faut chercher, et non celle de la phrase.

Suicide

Il faut de si fortes raisons pour vivre, qu’il n’en faut pas pour mourir.

Talent

On sait par quelle fatalité les grands talents sont, pour l’ordinaire, plus rivaux qu’amis ; ils croissent et brillent séparés, de peur de se faire ombrage ; les moutons s’attroupent et les lions s’isolent.

C'est surtout pour les talents futiles que le monde prodigue ses faveurs, et s’épuise en applaudissements : tout est de glace pour l’homme qui pense et qui redresse les idées de son siècle.

Temps

Le temps est comme un fleuve, il ne remonte pas à sa source.

Le temps est le rivage de l’esprit. Tout passe devant lui, et nous croyons que c'est lui qui passe.

L’homme passe sa vie à raisonner sur le passé, à se plaindre du présent et à trembler pour l’avenir.

Tort

Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison.

Univers

Nous sommes le seul animal qui soit surpris de l’univers, et qui s’étonne tous les jours de n’en être pas plus étonné.

Vérités

Quand on a certaines fables à présenter aux hommes, il faut les intituler vérités : et quand on veut faire passer certaines vérités, il faut les intituler fables.

Vertus

Une des propriétés de la vertu, c'est de ne pas exciter l’envie.

Il est des vertus qu’on ne peut exercer que quand on est riche.

Vices

Les vices sont souvent des habitudes plutôt que des passions.

Vieillesse

Les pavots de la vieillesse s’interposent entre la vie et la mort pour nous faire oublier l’une et nous assoupir sur l’autre.

Voyageur

L’homme n’a pas reçu de provisions pour l’immortalité : c’est un voyageur qui finit avec sa route. Si, par un concours de causes assez rares, sa carrière se prolonge, le trésor des sensations et des plaisirs, des souvenirs et des idées, s’épuise, et l’homme, voyageur dépouillé, va se perdre et s’éteindre dans les déserts.

Yeux

Les yeux. Lieux où finit le corps et commence l’esprit.

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