Alfred Tonnellé

Un météore aux Pyrénées

Il faut un peu de solitude et de recueillement pour se pénétrer du sentiment d’élévation et de paix sublime qu’inspire la haute montagne.

 

L’écrivain pyrénéiste Alfred Tonnellé est né à Tours le 5 décembre 1831. Brillant élève au lycée, il suit les cours à Louis-le-Grand à Paris, se passionne pour la peinture, la musique, l’architecture, l’histoire, la culture gréco-romaine, la philosophie. Il lit couramment le latin, le grec, l’anglais et l’allemand, traduit un ouvrage de linguistique du philosophe Wilhem von Humboldt, dans lequel ce dernier expose sa théorie de l’influence des formes grammaticales sur la structure des pensées. Avec son ami Heinrich, professeur à Lyon, il visite les Alpes, la Suisse, l’Allemagne et l’Angleterre.

Bagnères de Luchon

Invité à séjourner chez des amis à Luchon à l’été 1858, il tombe sous le charme de la haute montagne pyrénéenne dès ses premières excursions, Superbagnères, lac Vert, lac de Gaube, Entécade, etc. Il fait la connaissance d’Ernest Lambron, qui travaille à la rédaction de Les Pyrénées et les eaux thermales sulfurées de Bagnères-de-Luchon, ouvrage enrichi des cartes, plans et tableaux du pyrénéiste luchonnais Toussaint Lézat. Ce dernier, qui a fondé en 1850 la Compagnie des guides de la Maladeta, décèle en lui un montagnard intrépide et lui propose des courses d’envergure.

Le Nethou

L’attraction sportive en vogue est sans conteste l’ascension du Nethou, difficilement dompté par Platon de Tchihatcheff et Albert de Franqueville en 1842, et Tonnellé ne se fait pas tirer l'oreille pour se lancer dans l'aventure.

Accompagné de sept guides luchonnais, dont Pierre Redonnet dit Nate et Antoine Ribis, et de cinq autres touristes, il monte à l’Hospice le 15 juillet, franchit à cheval la frontière au port de Venasque, passe une soirée et une nuit à l’abri de la Rencluse, en donne une description restée dans les annales pour sa minutie, son souci du détail et la primauté accordée aux impressions engendrées dans semblable atmosphère. « Le gîte n’est point une caverne, mais seulement un vaste abri de rochers qui surplombent beaucoup ; il est ouvert et ne garantirait pas de la pluie ; les rebords sont couronnés de petits sapins tortus, noueux, dont les racines nous pendent sur la tête. Dîné de bon appétit. Rien de plus charmant et de plus pittoresque que le campement (rappelle les scènes de gypsies, de contrebandiers ou de brigands de Salvator Rosa). Pêle-mêle de selles, de harnais, de bâtons jetés à terre. Du foyer s’élève un rideau de fumée bleue, qui laisse voir les teintes roses du couchant sur les montagnes. Les guides sont groupés de façon charmante ; les uns au-dessus des autres sur des marches de rocher ; les uns étendus, les autres assis. L’outre passe de main en main ; ils boivent en la tenant loin de la bouche, la pressant avec la main, et recevant adroitement le jet rouge de vin. »

À la tombée de la nuit, Tonnellé grimpe sur le surplomb pour mieux jouir de la beauté des lieux. « Les teintes roses s’effacent, la fumée bleue monte plus terne. Aspect grandiose de cette enceinte de rochers. Quel appartement sublime nous est prêté ce jour-là. »

Le feu est entretenu toute la nuit par les guides qui tisonnent à tour de rôle. C'est la trente-quatrième ascension du Nethou et le plan de course est désormais parfaitement rodé. Suivez le guide. Réveil à 3 h, marche en file indienne d’un bon pas, malgré la difficulté qu’il y a à poser le pied dans l’obscurité, ceci afin d’attaquer le glacier le plus tôt possible. La brèche du Portillon franchie, se présente « tout à coup la plus belle vue sur toute l’étendue de glacier du Nethou qu’on va gravir ; un vaste champ de neige montant insensiblement à la pointe du pic. »

On s’encorde pour s’embarquer sur le glacier d’un nœud coulant autour de la taille. La neige porte bien, on s’y enfonce jusqu’au talon et les risques de glissade sont minimes. « C'est d’un joli effet de voir, sur cette immense étendue éclatante, cette petite caravane de fourmis noires, perdues dans l’espace, qui avancent lentement, et dont les ombres allongées sautillent dans la neige. »

On longe la dorsale granitique, évite une quinzaine de crevasses en serpentant sur le glacier, modérément pentu. La raréfaction de l’air est sensible, on s’arrête de temps à autre pour reprendre haleine, évaluer les difficultés à venir, on relance la machine avec une lampée d’eau-de-vie et quelques carrés de sucre.

 

En contrebas de la crête de Coronas, on passe auprès du lac glacé, quasiment invisible, quitte enfin la poudreuse pour franchir le patibulaire Pont de Mahomet, qui livre la cime aux touristes : « Une crête de rochers avec des précipices verticaux de chaque côté qui semblent s’élever du sein de la neige. Il faut passer séparément et prudemment. Ce serait impossible pour qui a le vertige. Arête extrêmement étroite, parfois comme la lame d’un couteau, formée de pierres d’inégales hauteurs. Il faut passer à califourchon, tantôt en s’accrochant des pieds et des mains, soit pour gagner le sommet de la crête, soit pour monter et descendre sur des entailles ou des saillies dans le roc qui garnissent les flancs du précipice. Passage d’au moins cinq à six minutes. Périlleux mais magnifique, parce que l’œil plonge à la fois des deux côtés à une profondeur énorme sur deux abîmes de neige, s’arrêtant à peine aux saillies, et suivant la ligne verticale de ces murs de rochers jusqu’en bas. Au-delà, l’immensité de l’espace, du ciel, de l’horizon, des montagnes. Se sentir planer, nager suspendu au-dessus de tout cela, dégagé, ne tenant à la terre que par un point le plus petit possible. »

Certains touristes préfèrent ne pas tenter le diable et confient leurs cartes de visite aux guides qui, moyennant une prime de risque, font un bref aller-retour pour déposer la bouteille qui les contient au sommet.

 

Suite du programme, collation sur le pouce, rasade de bordeaux et pause contemplation d’une heure. Tonnellé effectue quelques observations barométriques à la demande de M. Lambron puis entame la descente à la ramasse. À midi, on est de retour à la Rencluse où l’on récupère les montures pour rentrer à Luchon.

 

Le Crabioules

Les jours suivants, le jeune montagard multiplie les excursions dans les environs, pousse jusqu’à la vallée du Lys, rend visite à l’ingénieur Toussaint Lézat qui expose sa maquette du Haut-Luchonnais aux Thermes Chambert. Les distractions estivales auxquelles il est convié, concours, courses hippiques, spectacles et bals au Casino, sont trop frivoles pour étancher son désir d’élévation. Il engage le guide Capdeville et monte à cheval au Bacanère (2.195 m), s’isole un instant pour « se pénétrer du sentiment de paix sublime qu’inspire la haute montagne. »

Habité par une soif dévorante d’évasion, il tremble, écrit-il de façon prémonitoire, à l’idée de manquer de force pour « s’élever jusqu’aux cimes les plus sublimes, s’enfoncer dans les plis les plus reculés des montagnes, franchir les vastes océans, parcourir le monde en tous sens, s’abreuver à toutes les sources de beauté et élever son âme sur tous les hauts sanctuaires. »

Il s’accorde deux jours pour classer ses herbiers, mettre à jour son journal et sa correspondance, et embauche Nate et Ladrix Guardien pour tenter le Crabioules [occidental], jusqu’alors gravi par le seul Lézat en 1852.

Du lac d’Oô, qu’il traverse en barque, il monte à Espingo puis aux lacs de Saussat. « On est ici au vestibule et à la base même du domaine des solitudes dont on gravit le gigantesque escalier. » Il remonte la Coume de l’Abesque en direction des escarpements du Quayrat et du Lézat, atteint le lac du Portillon, site qui lui inspire un sentiment où se conjuguent l’admiration et l’effroi : « Il est encadré dans la neige, qui descend jusque sur ses eaux grisâtres, qui sont couvertes de glaçons flottants. On dirait un morceau détaché des mers polaires. C'est un des lieux les plus grands, les plus sauvages et les plus glacés qu’on puisse voir dans la haute montagne. »

 

Il se hisse dans un couloir de cailloutis fuyants, parvient à une selle neigeuse [le col inférieur de Literola, 2.985 m] d’où il découvre avec éblouissement le monde immaculé des hautes altitudes. « Splendeur éclatante du ciel et de la lumière sur ces hauteurs ; toute la crassa fuligo est sous nos pieds accumulée, et ici l’air est d’une transparence de cristal. Le Nethou, d’une netteté et d’une vivacité de contours incroyables, apparaît comme enveloppé d’une atmosphère violette, radieuse. »

Parvenus sur la crête, les guides renoncent à affronter l'éperon de face, et préfèrent effectuer un large détour. Tonnellé les plaque là et se lance sans complexe dans une escalade cabriolesque. « On ne songe pas à la chute quand on a la tête libre et le pied sûr, on ne fait que s’enivrer de la beauté du spectacle, note-t-il au sommet. Ascension difficile mais magnifique. La vue est une des plus splendides qu’on puisse désirer, supérieure pour moi au Nethou, et mieux groupée. On est au centre même des plus grands glaciers, toutes les âpretés des points culminants se pressent autour de vous. La lumière est incomparable. Jamais je n’ai vu l’atmosphère d’une fluidité et d’une pureté si merveilleuse, jamais les tons n’ont été ni vigoureux, si riches, si éclatants. Tout à fait le Midi : voilà ce que je n’ai jamais trouvé dans les Alpes. »

Sa descente hasardeuse au Lys par le col et le glacier des Crabioules, les forêts inextricables du cirque éponyme et le gouffre d’Enfer, suscite l’étonnement de Lézat qui informe son protégé que cette voie scabreuse est à éviter.

 

 

Sacroux & Sauvegarde

Nullement échaudé, Tonnellé grimpe avec un bel enthousiasme au Sacroux malgré le temps orageux. Et il n’hésite pas à clamer que la montagne gagne en sauvage grandeur lors d’une perturbation météorologique : « Ceux qui craignent de se hasarder dehors par le moindre nuage ne se doutent guère de la beauté et de la variété qu’offrent tous les aspects de la nature, et des plaisirs qu’elle peut donner même dans ce qu’on nomme son inclémence. »

Il enchaîne avec le Sauvegarde, où il trouve intactes les deux tourelles édifiées par son mentor Lézat en 1849 et 1850, premier montagnard dont on connaît le nom à avoir fouler le sommet. La cordillère de la Maladeta lui apparaît sous une clarté blafarde qui la drape de mélancolie et ajoute à son austérité. « Rien que des tons tristes, gris et blancs. Désolation infinie. C'est vraiment les Monts-Maudits. La lumière fauve et les enroulements de nuages lui vont mieux que la claire splendeur qui met à nu si crûment son horreur sauvage. »

 

Par chance, il a toute latitude pour observer à l’orient celle qui deviendra sa montagne : la mamillaire Forcanada ou Malh des Pois (2.881 m). « À gauche, la Maladeta est accompagnée des glaciers de Barrancs et de la Forcanada, charmante montagne qui élève sa double fourche. Taille élancée, svelte ; raie de neige comme une écharpe en bandoulière ; quelque chose de gracieux et de virginal. Vraiment, si c'était une jeune fille, je crois que j’en deviendrais amoureux. L’idée me vient d’essayer de la gravir, et de posséder sa virginité ; car aucun pied humain n’a encore atteint son sommet. »

C'est le coup de foudre, et son impatience ne connaît plus de bornes quand il réalise, après l’avoir bien étudiée, que c'est « une des pierres angulaires de la chaîne, puisque séparant trois vallées, celle de la Rencluse, celle d’Artiga et celle de Vielha. »

 

La Forcanada

Sans la prise mémorable de la Forcanada, le nom d’Alfred Tonnellé aurait probablement sombré dans les oubliettes du pyrénéisme, et la Forcanada à sa suite. Qui des deux a porté l’autre aux nues, nul ne peut le dire, mais cette cime bicorne, il en tomba éperdument amoureux, la désira dès qu’elle lui apparut et dès lors ne songea plus qu'à sa conquête.

Descendu à cheval du port de Venasque le 31 juillet avec la ferme intention de séduire, de dévirginiser sa promise, il remonte la vallée de l’Esera, atteint le Trou du Toro, où s’engouffrent les eaux de fonte de la Maladeta : « C'est un grand bassin très profond, entouré de toutes parts de parois verticales de roc, comme des fûts de colonnes brisés et s’étageant. Les eaux du torrent, tout à l’heure bondissantes, écumantes, arrivent, par une très belle chute et à travers un pont de neige, mourir ici, emplir le bassin, s’y arrêter stagnantes et sans écoulement visible. »

Ses guides, toujours Nate et Ribis, le mènent à l’antre d’un pâtre, « petit trou bas où l’on entre en rampant, fait de pierres plates et de sapins », où il est prévu de passer la nuit. Celle-ci n’est pas tombée et il en profite pour herboriser, assister à l’extinction des feux sur les crêtes et se recueillir : « Gravi l’éminence semée de pins qui surmonte notre lieu de halte. Cueilli des iris, des petites bruyères blanches, des immortelles. Assis seul dans cette haute solitude, je contemple les sommets éclairés des derniers rayons du soleil. Les glaciers sont bleuâtres. Étonnante limpidité et transparence de l’air, où nagent des contours nets et doux cependant. Le pic de Nethou est enveloppé de l’atmosphère et des lueurs suaves du soir. À mesure qu’elle diminue, la lumière devient plus dorée et plus vive. Une bande d’or liquide couvre les dernières pointes et s’efface vite. Des nuages roses flottent comme de petites fleurs épanouies au-dessus de nous, puis tout s’éteint. Les glaciers seuls du Nethou brillent dans l’ombre de la nuit d’un éclat vif. »

Le feu est allumé, on y jette des troncs d’arbres entiers avec leurs branches, on soupe à la clarté vacillante des flammes et des ombres. Tonnellé mesure à sa juste valeur ce que de tels instants ont de rare et d’inestimable, il s’isole pour écrire son journal, « à la lueur d’un rat-de-cave fiché sur un des rocs qui forme mon oreiller », se relève en pleine nuit pour assister à la marche nocturne des astres, s’enivre du spectacle de la voûte céleste. « La nuit est admirable, les silhouettes des montagnes se découpent sur le firmament. Les étoiles sont d’une étonnante vivacité, comme des pierres précieuses formant des diadèmes à ces cimes. »

Aux premières lueurs du jour, la Forcanada se dresse telle une citadelle imprenable au fond du vallon glaciaire de l’Esera où s’amoncellent d’énormes quartiers de granit : « Elle a vraiment l’air d’une forteresse qui veut se défendre ; elle s’élève sur des assises et des bastions de rocs superposés, sur des terrasses en ruine à demi-éboulées, et ses côtés sont hérissées de pointes crénelées. Il faut gravir successivement chacun de ces différentes assises de pierres et de débris. »

Impressionné, il mesure la difficulté de l’entreprise mais ne doute pas une seconde de son succès. « Elle paraît d’un abord difficile, mais comme toute fille au cœur fier, elle doit à la fin se rendre. » Voilà qui est parlé ! Escorté de ses guides, il remonte plein Sud le vallon alors glacé des Pois (ou Puys). Attaque franche et directe du pic par l’Ouest. Envoyé en reconnaissance, Nate juge la mission impossible. Parois trop redressées, pierres disloquées et branlantes, prises douteuses. Risqué et dangereux.

Tonnellé et ses compagnons effectuent un long détour par le glacier de l’Est afin de prendre le pic par le revers méridional. À chaque pas, il leur faut piocher et creuser des marches. « Passage extrêmement difficile et pénible. »

 

Ils se hissent péniblement à un col anonyme – devenu sur l’initiative de Lambron le col Alfred (2.860 m). Vue saisissante sur leur cible : « Pyramides verticales, hérissées, s’élevant d’un seul bloc, à une énorme hauteur ; quelque chose de colossal, de gigantesque, stupendous, overwhelming* ; à peu près comme les grandes statues assises des sphinx qui gardaient l’entrée des temples égyptiens. ».

Au prix de jolies contorsions sur un terrain à isards, ils parviennent à fouler la première flèche de la cathédrale, redescendent au col séparatif, « Magnifique de se trouver si petit, écrasé entre ces deux obélisques de granit, suspendu entre des précipices. ».

Ils concluent en beauté en s’adjugeant la pointe Nord. Victoire sans appel ! Tonnellé jubile et porte l’estocade : « Enfin touché le point culminant et ravi cette vierge ! Neuf heures et demie. La vue est très belle, mais inférieure à celle du Crabioules. Les guides élèvent une belle pyramide : celle-là n’appartiendra pas à M. Lézat ! »

Descente périlleuse sur l’Artiga de Lin, vanté par la beauté de son cadre : « Vue magnifique, les montagnes roses d’Aran terminent cette vaste perspective. Au fond, la pointe sublime de la Forcanada, ubi stetimus**. »

* Prodigieux, écrasant, irrésistible.

** Du latin Et dire que nous y étions !

Galvanisé par sa victoire et peu pressé de regagner ses pénates, Tonnellé va accomplir sur sa lancée un formidable tour du massif de la Maladeta et revenir en France par Vielha, Castejón de Sos, l’Hospice et le port de Venasque, d’où une ultime vision de sa dulcinée, resplendissante au soleil levant, lui inspire un poème qui donne la mesure du lien qui l’unissait à elle : « Forcanade, ma belle fiancée, pourquoi brilles-tu si sereine et si rayonnante dans la lumière du matin, et couronnes-tu d’une pure et bleuâtre vapeur ton front aimable et sévère ? Tu parais plus belle que jamais. Es-tu réconciliée avec ton ravisseur, et lui souris-tu en le regardant ? »

La Forcanada, Tonnellé, se l’est appropriée pour les siècles, et quiconque lui rend visite renoue par la même occasion avec la poésie, l’émerveillement qui habitaient son sigisbée.

Le Mont-Perdu par la Brèche

 

De retour à Luchon, il ambitionne d’ajouter le Mont-Perdu à la liste de ses conquêtes. Parti le 7 août d’Héas avec un autre Redonnet, Jean-Marie dit Michot, , il commence par la visite du cirque d’Estaubé, cher à Ramond  : « beaux fragments mais il n’offre pas quelque chose de complet. Le sommet est très beau. Murs droits coupés carrément ; glaciers hérissés de crevasses. ». Il franchit la hourquette d’Allans, descend sur Gavarnie. « Après le village, le Cirque se déploie, magnifique et régulier, dans toute son étendue ; toutes les saillies sont couvertes de neige. Je ne me lasse pas de considérer cet édifice merveilleux. L’impression est sublime et ravissante à la fois, cela reste ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans les Pyrénées. » Nuit folklorique à l’auberge.

Le lendemain, les seuls guides disponibles sont des contrebandiers espagnols sur le chemin du retour. Tonnellé, qui n’aime rien tant que vivre des moments authentiques et s’imprégner de la couleur locale est ravi. Il grimpe à leur suite les Sarradets, parvient à la fameuse Brèche. « Étonnant et magnifique coup d’épée. Murs droits, énormes, peu épais, qui s’avancent, et s’arrêtent tout à coup, tranchés comme par une lame, pour former une porte dans cette gigantesque muraille. »

Une caravane de bandoliers débarque sur ces entrefaites ; sur le coup de sifflet d’un éclaireur, les portefaix franchissent la frontière chargés de leurs ballots, qu’ils portent attachés par une lanière de cuir passée autour du front. Des carabineros les prennent en chasse, font feu à plusieurs reprises. Ambiance garantie.

Cerise sur le gâteau, Tonnellé est informé qu’un certain M. Russell, « un homme distingué, ayant voyagé au Canada et dans le Far-West parmi les Indiens », projette de faire l’ascension du Mont-Perdu le même jour que lui.

Pour clore sa fructueuse campagne 1858, et avant son départ pour un voyage en Extrême-Orient, qui va le tenir éloigné des Pyrénées durant trois années pleines, le comte Henry Russell-Killough fait le choix du Mont-Perdu, en hommage à son maître Ramond. Personne n’y est encore monté de l’année et sachant l’entreprise hasardeuse (6 ascensions recensées en 1857), il fait appel pour plus de sûreté à deux guides réputés pour leur connaissance du massif, Bellan et Cesiro, chasseurs, passeurs et contrebandiers à leur heure. Comme Tonnellé, il quitte le Cirque, gravit l’échelle des Sarradets, passe la Brèche, descend au col de Descargador, traverse le plateau de Millaris, remonte vers la cabane de Gaulis pour y passer la nuit. À Gaulis – abri naturel situé à 2.150 m –, les deux montagnards font plus ample connaissance et passent la soirée à évoquer leurs ascensions respectives, trempent de concert leurs cuillers en buis dans une gamelle de soupe.

Les bergers leur cèdent la place auprès du feu qui s’éteint à plusieurs reprises. Nuit à la dure, si glaciale qu’il s’avère impossible de trouver le sommeil. « Quelle nuit on passait à Gaulis, relate le comte Russell, dans un antre infect, ouvert à tous les les vents ! On ne fermait pas l’œil. Le lendemain, à trois heures du matin, on repartait plus fatigué qu’en arrivant, pour faire une ascension de 1.200 m. Qu’il fallait redescendre, remonter ensuite de plus de 600 m jusqu’à la Brèche, d’où on revenait à Gavarnie, quelquefois à Luz. Une journée colossale ! En vérité, cela supposait une bonne dose d’endurance et de force ! L’acrobatie moderne ne prouve nullement qu’on soit plus fort aujourd'hui qu’autrefois. On est plus fou, voilà tout ! L’athlétisme ne date pas d’aujourd'hui. »

Le lendemain, nos deux compères se remettent en route après avoir avalé une croûte de pain et un carré de chocolat. Habités par la même « passion du vertige, des hauteurs et des précipices* », la même volonté d’en découdre, ils montent à l’Étang Glacé situé sous col du Cylindre du Marboré. Les nuages menaçants ne les dissuadent pas d’attaquer le cône de débris croulants. « Il s’élève droit et raide, coupé par deux murs : les deux pas de l’Échelle, la deuxième est la plus rude ; une gouttière presque verticale où il faut se hisser des pieds et des mains, s’accrocher à grand-peine. Un filet d’eau qui coule sur la paroi rocheuse est gelé par endroits ; très glissant et très dangereux. Le passage est gardé par deux grosses colonnes rondes. »

Russell et Tonnellé gagnent ensemble la cime enneigée, glissent leurs cartes de visite dans la bouteille, qui ne contient que six billets datant de l’an dernier. « On aurait pu se croire au Spitzberg en hiver : brouillard livide, tempête, et froid terrible, note Russell. Descente lugubre et silencieuse. Un retour d’enterrement. »

À midi, ils sont de retour à Gaulis, se souhaitent bonne chance et se séparent. Ils ne se reverront plus.
Russell n’apprendra que quarante plus tard, par la plume de Béraldi, le nom de son jeune compagnon, et sa triste fin. « S’il avait vécu, il serait devenu une des illustrations pyrénéennes, non seulement comme grimpeur, mais ce qui vaut bien mieux, comme écrivain lyrique et passionné. Car il était d’une sensibilité extrême. C'était une âme de feu, et ses écrits si enflammés le prouvent. Paix à cette âme d’élite ! Cela vaut mieux que la gloire ! »

* Georges Sand, Lettres d’un voyageur dans les Alpes.

Les vallées d’Ordesa, de Bielsa et de Chistau

Tonnellé a formé le projet d’explorer le Haut-Aragon et il va y faire œuvre de défricheur en parcourant sur sa lancée les vallées d’Ordesa, de Bielsa et de Chistau, aussi inconnues que celles de la lune à cette date. Il loue un mulet pour décharger Michot de son impedimenta, gagne Torla, passe Broto et Fanlo, d’où il donne une description alléchante de la Montañesa : « L’horizon est terminé par un cône tronqué, très élevé, biscornu, majestueux, la peña Montañesa, qui s’élève dans la vapeur comme un fantôme bleuâtre. En avant, une sorte de plaine accidentée, quelque chose de confus, d’inextricable et d’affreux ; cela dépasse en stérilité tout ce qu’on peut concevoir. Pas une goutte d’eau, pas un brin d’herbe. Cela me rappelle Don Quichotte dans ses solitudes ; les paysages de Cervantès me reviennent à l’esprit, et vivent devant moi. » Il est ainsi le premier touriste à mentionner la Montañesa dans ses écrits.

 

L’équipée se poursuit avec la visite des hameaux isolés de Nerin, Escalona et Puyaruego, remonte sur Bielsa avant de s’orienter vers l’Hospice de Gistain. Du col de la Cruz de la Guardia (2.110 m), Tonnellé découvre avec émerveillement « une montagne d’un rose si vif qu’on la dirait éclairée d’une aurore boréale » dont il ignore le nom : la punta Suelza (2.972 m).

Le versant Sud-Ouest des Posets lui fait forte impression et l’emplit de respect, mais ne suscite pas sa convoitise : « Belle chaîne de hauts sommets sévères, bruns, âpres, de cette teinte bronzée et de ces contours hardis qu’ont les sommets de l’Aragon. »

En remontant le rio de la Cinqueta en vallée de Chistau, il est à nouveau frappé par le spectacle qui s’offre à lui et ne cache pas son admiration : « La masse et l’aspect du pic d’Espoussets (sic) sont magnifiques de ce côté. C'est une pointe de rochers qui va s’élargissant ; sur les flancs, de beaux glaciers. Ces hauts sommets, vus au-dessus de longues pentes couvertes d’herbages, sont d’un aspect tout à fait alpestre ; réunion de pâturages et de glaciers qu’on ne s’attend pas à trouver là. Nous passons près d’un rocher isolé, debout, menaçant, en pyramide aiguë. C'est la punta de las Espadas. »
L’ascension du pic n’entre pas dans ses projets, il passe son chemin.

Parvenu sous un vent glacial au col de Chistau, il jette un dernier regard sur la vallée d’Estos de Venasque, « triste, pierreuse, gigantesque, creusée entre ses flancs des rochers qui supportent les énormes masses d’Espoussets et du port d’Oô. » Ce vaste désert de rocaille et de neige lui rappelle l’atmosphère sauvage qui règne aux alentours de la Forcanada. Tournant définitivement le dos aux Posets, il revient à Luchon par le port d’Oô alors que la tempête fait rage.

Du val d’Aran à la Méditerranée

Cinq semaines se sont écoulées depuis son arrivée à Luchon et Tonnellé voit avec inquiétude l’espace alloué à ses vacances filer entre ses doigts. Il n’ignore pas qu’à son retour il devra trouver sa voie, opter pour une situation, renoncer à la liberté et à l’insouciance du pérégrin. Comment choisir entre les mille et un projets d’aventure qui bourgeonnent dans son esprit, son besoin éperdu d’absolu et les perspectives professionnelles qui s’ouvrent à lui, les engagements auxquels il devra bientôt faire face ? « Vingt-sept ans, âge critique, décisif dans la vie, où il faut se décider, se recueillir, faire son œuvre dans le monde ! Où sera donc le temps de mettre à exécution tant de projets, de voir, de lire, de faire, de connaître tant de choses rêvées ? Il faut élaguer les inutilités. Je n’ai encore rien fait, pour ainsi dire, qu’assembler des matériaux, prendre des notes, et faire des projets pour vivre, comme si je devais avoir une seconde vie dont celle-ci ne serait que l’introduction. Alors je regarde les jours qui passent, et le temps qu’il faut faire un voyage, avec une anxiété d’avare qui veut retenir cette monnaie qui s’écoule. »

Le 15 août, il rencontre Lambron, qui lui fournit des renseignements et des recommandations sur le voyage qu’il désire entreprendre dans les Pyrénées orientales et la Provence. Ses préparatifs effectués, Tonnellé embauche le guide Lafont-Prince, fait ses adieux à Luchon, passe dans le val d’Aran, parvient au Pla de Béret où, dessous un rocher, sourd un filet d’eau terreuse. Selon les Aranais, il s'agit de la source de la Garonne, et Tonnellé s’interroge : « Pourquoi a-t-on donné le nom de Garonne à ce filet insignifiant, plutôt qu’au gros gave qui remonte jusqu’au fond de la vallée ? »

Après la visite de l’ermitage de Montgarri, il quitte la vallée de la Noguera pour prendre la direction de l’Andorre, où à chaque détour du chemin, il s’attend à voir surgir des brigands. Son voyage l’amène successivement à Urgell, Puigcerda, Bourg-Madame et Mont-Louis.

Il traverse la Cerdagne, parvient à Prades puis à Vernet-les-Bains, d’où il espère pouvoir gravir le Canigou, mais une dégradation météorologique l’oblige à renoncer à son projet. « Je regrette surtout ce que j’avais depuis si longtemps caressé dans mon imagination et mon espoir : la vue de la mer terminant les montagnes. C’est un crève-cœur. »

Cette vue sur la Méditerranée lui est offerte le lendemain, des hauteurs de la vallée du Tech, et il descend de cheval pour mieux s’en rassasier. « Je ne suis pas lassé de contempler cette bande bleue noyée dans l’horizon vermeil du soir ; ce sont les premiers flots de la mer qui baigne les plus beaux rivages de la terre ; qui a vu naître et se développer, passer, se croiser, s’échanger sur ses rives toutes les civilisations grandes, délicates, précieuses de l’humanité ; cette mer est vraiment le cœur et le charme du monde. Sur cet horizon bleuâtre, l’imagination enchantée vole vers l’Italie et la Grèce, la Judée et l’antique Orient, vers Jérusalem, les Pyramides, le Parthénon, Homère, Raphaël. »

La Provence

Soir après soir, il remplit scrupuleusement son journal, s’astreint à décrire les cités, les ports, les fortifications, les monuments, les musées, les paysages qu’il visite, à peindre les personnes qui l’hébergent ou dont il croise la route, à transcrire la variété de leurs mœurs, à immortaliser les diverses festivités auxquelles il assiste. Âme romanesque, il pérégrine en autonomie, soucieux de se faire une idée de la richesse du Sud, prenant peu à peu conscience de la place importante que la tradition y occupe.

Le montagnard cède peu à peu la place au flâneur et à l’excursionniste, friand d’anecdotes historiques et de pittoresque. Le mont Ventoux ne lui inspire aucun désir de conquête, « il faut sept heures pour y monter », consigne-t-il laconiquement. C’est à une visite guidée qu’il nous conduit, lui le passant idéal, celle des Pyrénées Orientales et du Roussillon, où affleurent partout les racines de la culture gréco-romaine. « Il y a ici, écrit-il, un souvenir vivant de la tradition classique et un mélange perpétuel de ses formes. »

À Arles, après une discussion avec un certain M. Rousseau, qui déplore que son pays soit si arriéré, ne possède ni manufacture, ni usine digne de ce nom, il note : « C'est singulier, ce dépit des pays méridionaux encore épargnés du démon moderne, et cette rage jalouse, cette frénésie d’industrie, cet enthousiasme, ce desiderium de machines à vapeur qui les prend. »

D’Amélie-les-Bains, il passe à Figueras, puis au promontoire de Cap de Creus, d’où il peut enfin observer à loisir la Méditerranée dans les meilleures conditions : « Tout repose dans la splendeur : ciel, mer et montagnes. Efflorent omnia. C'est une des plus vives émotions de ma route. » Celle-ci se prolonge avec la visite de Banyuls, Port-Vendres, Collioure et Perpignan.

Tout l’enchante et le réjouit dans cette région, mais l’approche du retour assombrit l’horizon. Avoir vécu d’aussi intenses moments, goûté à la vraie vie, et devoir y renoncer pour exercer un emploi pour lequel il ne sent guère d’inclinaison ravive son amertume. « Cette vie est trop courte pour être complète, jette-t-il sur son calepin, elle nous impose des regrets parce qu’elle exige un choix, il faudrait deux vies pour satisfaire ce double besoin dont mon cœur ne peut se résoudre à sacrifier aucun. »

Par voie ferroviaire, il gagne Narbonne, Carcassonne puis Montpellier, traverse la Camargue. Son ami Heinrich le rejoint pour visiter la Provence. Avignon, Arles, Aix, Marseille, Tarascon, Orange, Valence, les villes défilent sans interruption. Le survol de sa splendide campagne inspire à notre estivant le désir éperdu de la réitérer, afin d’en épuiser la saveur et la grâce : « Que de choses, dans la nature, comme dans l’art, ont besoin d’être savourées, pénétrées, et font plus d’impression, déjà connues et goûtées, à une seconde entrevue ! La curiosité est moins préoccupée, et l’on tout entier à la jouissance, au sentiment du plaisir. » Profession de foi partagée par tous les pyrénéistes de la première heure, de Ramond à Russell, en passant par Chausenque, Packe, Wallon, Schrader et Lézat.

Fin de partie

Le bel été touche à sa fin. La lassitude finit par gagner le poète aux semelles de vent, sa belle énergie l’abandonne, il souffre de courbatures, de migraines et de poussées de fièvre, qu’il soigne à la quinine. La mélancolie s’empare de lui. « Vais-je être obligé de revenir directement sans pouvoir achever mon voyage ? », se demande-t-il le 18 septembre. Pétri de l’idée de Dieu, il ne manque aucune occasion de visiter églises et chapelles, de s’y recueillir et d’assister aux messes, rend chaque fois hommage au Créateur de toutes les belles choses vues et vécues au cours de son périple. Son exaltation ne faiblit pas, il projette un grand voyage autour de la Méditerranée, caresse le rêve d’un séjour en Grèce, se transporte aux pieds de l’Olympe et du Parnasse. Mais peut-être le sent-il déjà, il a brûlé ses dernières cartouches.

Le lundi 27 septembre, il arrive épuisé à Roanne, sa pénultième étape. « Couché à neuf heures après avoir écrit mon journal. Dernière nuit from home ! »

Âgé de seulement vingt-six ans, cette « âme de feu » (Russell) décédera de la typhoïde le 14 octobre 1858 à Tours, non sans avoir révisé la rédaction de son carnet de voyage, considéré à juste titre comme un écrit majeur du pyrénéisme : Trois mois aux Pyrénées et dans le Midi en 1858. « Il laisse un livre original, durable, quarante ans inconnu, mais qui finalement le classera pour toujours au premier rang des écrivains pyrénéistes, épilogue Henri Béraldi. Livre écrit d'un style décisif, au moment décisif, avec la poésie des hautes régions, le sentiment religieux sans affectation, la couleur, même l'ivresse des tons rares (si capiteuse !) mais sans recherche d'épithètes rares. Tonnellé peint avec le simple et pur français éternel, qui ne vieillit pas. Il a la rapidité et la précision de la vision, la netteté et la fermeté du rendu. Au sens de la sublimité des ensembles, il joint ce qui va être désormais la caractéristique des écrits montagnards : la réalité et la vie exprimées par l'exactitude absolue des détails. »

Sources bibliographiques

 
Louis Audoubert : Les plus beaux sommets des Pyrénées (Éditions Milan, 1998)
Henri Béraldi : Cent ans aux Pyrénées Livre II (Éditions Pyrémonde, 2008)
Henry Russell : Souvenirs d’un montagnard (Éditions Pyrémonde, 2004)
Alfred Tonnellé : Trois mois aux Pyrénées et dans le Midi en 1858 (Éditions Monhélios, 2002)

Crédits photographiques

Les clichés récents sont perso, exceptés ceux du Crabioules et de la Forcanada, les originaux sont visibles sur les pages listées ci-dessous. Un grand merci à leurs auteurs pour l’enrichissement iconographique qu’ils ont grâcieusement apporté à ce site :

Crabioules

Escapades pyrénéennes : http://www.voyages-pyreneens.fr/article-les-crabioules-et-le-seil-de-la-baque-120241536.html

Lagrolenpyrénées : http://lagrolenpyrenees.blogspot.fr/2013/09/aux-crabioules-en-mode-cabrioles.html

Forcanada

Christian Duprat : https://plus.google.com/photos/105108571230570121986/albums/5630366502729650497?banner=pwa

Escapades pyrénéennes : http://www.voyages-pyreneens.fr/article-forcanada-2881m-entre-granit-et-calcaire-78469610.html

Pyrénées Team : http://www.pyrenees-team.com/forumpteam/viewtopic.php?f=8&t=9823

Willtron : http://fr.wikipedia.org/wiki/Forcanada

Cartes postales anciennes

Diverses sources, dont : http://www.cparama.com/forum/les-monts-maudits-t5569.html

Kaël Korpa
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